
Aujourd’hui un billet coup de cœur pour un film de Pema Steden, écrivain, scénariste, producteur et réalisateur tibétain, que je découvre et que je ne vais pas manquer de suivre.
Évoquons d’abord un peu ce réalisateur, officiellement chinois, mais né dans une famille de pasteurs nomades semi-sédentarisés du nord-est du Tibet, en Amdo ou Qinghai. Après des études de littérature, il a d’abord officié comme instituteur avant de pouvoir reprendre un cursus de cinéma. Depuis, il est considéré comme le fondateur du 7ème art tibétain, et ses 6 longs métrages lui ont valu de nombreuses récompenses.
- Le silence des pierres sacrées, 2005
- Sur la route, 2009
- Le vieux chien, 2011
- Tharlo, 2015
Refusant d’adhérer au « cinéma des minorités nationales » conçu par le gouvernement chinois, il vise à faire connaître l’identité tibétaine, au-delà des mythes et de l’approche folklorique entretenue par les autorités. Il dénonce également le modernisme consumériste qui représente un réel danger pour les valeurs traditionnelles de son peuple.
Ses prises de position lui valent bien évidemment une certaine surveillance, il fut même arrêté et torturé en 2016.
Dans ce contexte, on comprend bien son choix de tourner en tibétain.
« La langue parlée dans la majeure partie du film est le tibétain, plus précisément une des formes de cette langue. Il existe trois dialectes principaux. Celui qu’on entend dans le film est le tibétain de la région de l’Amdo (Nord-Est de l’aire tibétaine, qui correspond pour l’essentiel à la province chinoise du Qinghai, où se déroule le film. Pema Tseden est lui-même originaire de cette région), qui est un dialecte sensiblement différent de ceux de Lhassa et du Kham. Il y a également des membres issus d’autres ethnies : les hommes qui achètent le mouton sont des commerçants Hui (Chinois de confession musulmane), et le marchand de ballons est un Chinois Han, qui parle le dialecte de la région du Qinghai, différent du mandarin. Je voulais mettre en lumière la complexité des environnements dans lesquels peuvent évoluer différents peuples, et l’usage de langues et dialectes divergents contribue à cette complexité. Je me doute qu’il est difficile pour des spectateurs occidentaux de repérer toutes ces nuances, mais je pense que le langage est lié aux émotions, ce qui peut se caractériser par des changements subtils dans les expressions du visage et du corps. Par conséquent même si vous ne comprenez pas la langue spécifique, vous pouvez ressentir les émotions contenues dans le langage. »

Mais venons-en à cette pépite adaptée d’une de ses nouvelles !
« Au début, je voulais en faire un film, mais à cause d’obstacles liés d’une part à la censure, d’autre part au financement, je n’ai pas pu le réaliser. J’ai alors choisi d’en faire un texte littéraire, que j’ai publié. Bien plus tard, en 2018, j’ai pu réunir les conditions nécessaires pour mener ce projet à terme. J’avais finalement réalisé mon souhait. »explique Steden qui a cependant passé 3 ans à sa réalisation.
Le film nous plonge dans le monde rural tibétain et nous invite à partager le quotidien d’une famille de bergers dans les années 90. Dargye, le père, incarné par un Jinpa magistral (quelle profondeur de regard !!!), s’occupe essentiellement du troupeau, secondé par son épouse Drolkar, qui a aussi fort à faire avec leurs deux derniers garnements, tandis que l’aîné fréquente le collège en ville. Ils partagent leur toit avec le grand-père, interprété par Konchok, très convaincant et attachant, même s’il ne s’agit pas d’un acteur professionnel. Ils sont rejoints par Drolma, la petite sœur de Drolkar, devenue nonne après des déboires amoureux.
Côté casting :
La plupart des personnages secondaires sont interprétés par des non-professionnels. « En général, je ne leur donne pas le scénario, je décris seulement la situation qu’ils auront à interpréter. Il est important pour moi qu’ils n’essaient pas d’ajouter des intentions, mais qu’ils reproduisent les gestes qui sont les leurs dans la vie réelle », expose Pema Tseden.
« Pour s’imprégner du rôle de la fermière Drolkar, Sonam Wangmo – qui avait fait une apparition dans La Famille Tenebaum – a rejoint l’équipe en avance afin de s’informer sur les coutumes locales, la vie quotidienne, et a également appris les expressions des dialectes locaux. Yangshik Tso a également beaucoup travaillé pour se rapprocher du rôle de la sœur devenue nonne : elle s’est installée dans un couvent pendant deux mois pour partager la vie quotidienne des religieuses. Toujours dans le but d’être au plus proche de son personnage, elle a également coupé ses longs cheveux et s’est rasé la tête pour le tournage. »
Il faut avouer que ces femmes, aussi douées que belles, apportent énormément au film par leurs jeux de regards.
Le film :
Si le film s’attarde pour notre plus grand bonheur sur des scènes du quotidien, comme le marchandage autour de la vente d’une brebis, ou les saillies du bélier, il évoque également les rites bouddhistes et la croyance en la réincarnation, autour de la mort du grand-père.
Il repose cependant sur une intrigue assez originale, liée à la politique chinoise de l’enfant unique, même s’il existait une forme de tolérance dans les milieux agricoles.
Pour éviter une quatrième grossesse qui les exposerait à une forte amende difficile à honorer, Drolkar brise certains tabous et va jusqu’à expérimenter les préservatifs qu’elle se procure péniblement au dispensaire qui pratique les avortements à tour de bras. Voilà qui devrait permettre à son époux, aussi vigoureux que le bélier emprunté à leur ami, de profiter de leur vie sexuelle sans risque. C’était cependant sans compter sur l’inventivité de leurs deux garnements, drôles et attachants à souhait, qui les confondent avec des ballons gonflables et qui sont trop heureux de pouvoir en échanger un contre un sifflet…
Drolkar est ainsi confrontée à la honte devant ce secret éventé auprès de la communauté traditionnaliste à laquelle ils appartiennent, mais aussi à une grossesse non désirée qui finit par semer le trouble dans ce couple auparavant uni. La situation est d’autant plus difficile et tendue que le lama, censé ne se tromper jamais, prédit juste après ses funérailles, que le grand-père doit se réincarner au sein du cercle familial restreint.
Le film, qui rend un magnifique hommage aux lieux, aux paysages pastoraux de la région du Qinghai, mêle alors conte réaliste, chronique sociétale et fable féministe. Pema Steden, à travers les deux sœurs, nous livre en effet, deux portraits de femmes magnifiques et contrastés qui posent la question de la difficile émancipation sexuelle des femmes dans cette région, de leur droit à disposer d’elles-mêmes et de leur corps. La caméra s’attarde d’ailleurs longuement sur leurs visages pour capter la moindre expression de ces êtres qui ont finalement encore peu la parole.
Il faut saluer la superbe photographie de Lu Songye, la lenteur contemplative de la caméra et les cadrages éloignés qui alternent les gros plans, comme pour mieux inscrire les individus dans ce territoire dont ils sont profondément imprégnés et mieux souligner leur état de tension.
Je ne serais pas complète si je n’évoquais pas la musique du compositeur iranien Peyman Yazdanian, qui a souvent travaillé sur les films du réalisateur iranien Abbas Kiarostami (un modèle pour Steden). Elle contribue amplement au dépaysement et à cette espèce de tension tragique qui traverse le film.