Littérature étrangère

« Les hirondelles de Kaboul » de yasmina Khadra, Julliard, 2002


« Les hirondelles de Kaboul », Yasmina Khadra, Julliard, 2002 hirondellesKaboul

Je n’avais jusque là appréhendé l’œuvre de Khadra qu’à travers l’adaptation cinématographie de certains de ses romans. Je me devais donc de remédier à cette indigence et je dois dire que j’ai pris une claque. Ce roman poignant et superbement écrit m’a happée du début à la fin.
Le récit s’ouvre sur un paysage presqu’apocalyptique où « pas un rapace n’a rassemblé assez de motivation pour survoler sa proie. ». C’est dire ! Bergers et troupeaux ont disparu, ne restent que « quelques sentinelles tapies dans leurs miradors rudimentaires ». Ces terres afghanes ne sont plus qu’un no man’s land :
« Les prières s’émiettent dans la furie des mitrailles, les loups hurlent » et « le vent ….livre la complainte des mendiants ».
Mais d’autres loups règnent ailleurs, à Kaboul, « une ville en état de décomposition avancée » qui surgit au loin. L’homme y a perdu son humanité, il est devenu fou, il ne demeure plus son prophète.
Le récit quitte ainsi ces terres arides et désolées pour prendre corps à Kaboul. Il retrace, sur le mode du montage parallèle, l’existence de plusieurs personnages, qui ne se connaissent pas tous, mais qui se croisent pourtant, des individus dont le destin va curieusement s’entrecroiser.
Atiq Shaukat se fraie ainsi péniblement un chemin entre badauds, commerçants et mendiants. La chaleur rivalise d’intensité avec les odeurs nauséabondes, une désolation d’un autre genre. Geôlier, il se hâte puisqu’on l’attend à la prison. On doit lapider en place publique une prostituée.
Le jeune Moshen traine dans le quartier aussi. Il regrette que la mort soit devenue une simple banalité dans cette cité jadis belle et civilisée. « Kaboul est devenue l’antichambre de l’au-delà ». Son oisiveté contrainte le réduit à l’amertume de ses souvenirs. Rien ne va plus depuis la déferlante russe !
Rien ne va plus pour Atiq non plus ; il ne peut plus supporter son bureau-cachot encombré de toiles d’araignées et de cadavres de cafards. L’univers carcéral le rend claustrophobe. Son métier lui apparaît dans toute sa vilénie. Du haut de ses 42 ans, il ne croit plus en grand chose, pas même aux promesses des mollahs. Pieux et doté d’une barbe d’intégriste, il craint de moins en moins les foudres divines, surtout depuis que Mussarat, son épouse, est atteinte d’un mal incurable.
Comme Moshen, il est hanté par le manque d’avenir et il peine à vivre aux côtés de « ces voyous messianiques » que sont les talibans. Et ce n’est pas Mirza Shah, son ami d’enfance, un ancien militaire qui sait conjuguer avec cette engeance qui lui apportera le réconfort. Ce ne sera pas non plus Qassim Abdul Jabbar, excellent guerrier reconverti en milicien louable. Il les croise à la gargote de Khorsan, mais il aspire surtout à les fuir.
Pour survivre dans ce pays dévasté par la guerre et où la joie fait désormais partie des péchés capitaux, on a parfois besoin d’expédients et d’ingéniosité selon Mirza, qui ne manque d’ailleurs pas de cynisme. Mais c’est peut-être une façon de rester en vie sans devenir fou.
La folie les guette en effet. Elle prend chez Mirza la forme d’une misogynie effroyable, hélas partagée par le régime en place. La femme est viscéralement hypocrite, maléfique, et sa réflexion semble tourner dans le sens contraire d’une montre. Condamnée à se terrer chez elle ou sous son tchadri, on lui accorde à peine le droit de respirer. La folie de Moshen se matérialise dans le jet fatal d’une pierre, un geste inouï, tellement loin de l’homme qu’il était. Celle de Nazish prend l’allure d’une fuite mystérieuse. Elle n’épargne pas les deux femmes du roman non plus. Elle conduira Mussarat au don d’elle-même, par amour, tandis que Zuneira, enfermée dans ce tchadri qu’elle exécrait, qui représentait la négation d’elle-même, anéantira son bonheur sous le coup d’une juste colère. Brillante magistrate qui militait pour l’émancipation de la femme, musulmane éclairée, elle ne peut tolérer davantage un tel emprisonnement.
« Ces sbires enturbannés » ont effectivement « transformé les rues en arènes et les jours en agonie »
Ce récit magistral s’intéresse à la condition des femmes, mais il va bien au–delà en décrivant avec brio toute une misère humaine, à la fois physique et psychique. Il dit l’oppression constante, les violences aussi absurdes que quotidiennes, l’obscurantisme, les effets pervers de la guerre… l’horreur de ces vies volées. La langue de Khadra, aussi violente que poétique, évoque les réalités afghanes sans ambages et nous envoute.

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