Côté plume

Leil 65 « A une passante »


Voici venir le lundi et l’atelier de Leiloona, du blog Bric a book. Cette semaine, c’est une photo hivernale de Kot qu’elle offrait à nos plumes.

leil65

Voici donc ma participiation

A une passante

Si la tempête de neige nocturne l’avait surpris au petit matin, elle n’avait eu raison ni de sa détermination, ni de ses espoirs les plus fous. Après tout, il avait connu bien d’autres frimas. Son cœur aussi avait risqué les engelures, ankylosé dans une existence morne aux côtes d’une Ingeborg souvent bien plus glaciale que la bise sibérienne. On s’habituait par ailleurs à ces dérèglements climatiques.

Debout devant le grand miroir qui occupait un large pan de mur de sa chambre d’hôtel, Aki jetait un dernier regard à son allure. Hormis ses épaules qui s’étaient un peu élargies, et son cou qui avait vaguement, oui vraiment très vaguement épaissi, il lui semblait qu’il n’avait guère changé. Il se dégageait toujours de lui cette impression rassurante, cette force tranquille qui lui conférait un charme indéniable auprès des femmes. Ses quelques petites ridules, à peine dessinées, lui donnaient du caractère et sublimaient son regard. Il déplorait de ne pas pouvoir porter son smalto, mais les circonstances n’étaient guère favorables. Impossible de mettre un richelieu dehors !

Il sourit à l’idée d’une Inge, capable, elle, de combiner une robe et des Moon boots, quitte à commettre une faute de goût impardonnable…

Il avait finalement opté pour un pantalon de velours côtelé, plus compatible avec sa parka et ses grosses Timberland. Si vous êtes tenté de penser qu’il avait tout l’air d’un bucheron canadien, on pourra vous objecter qu’il donnait plutôt dans le genre beau ténébreux du nord, sans qu’il ne s’agisse pour autant d’un oxymore.

Le rire le céda cependant à l’aigreur, le temps de quelques pensées noires qui contrastaient étonnamment avec l’ambiance hivernale de ce jour de mai. Les quatre lettres du diminutif de son ex-femme suffisaient à l’assombrir. Il s’en voulait de n’avoir pas su dire non, de s’être menti à lui-même sur cet amour qui n’en avait eu que le nom. Il avait eu l’intuition que ce n’était pas la bonne et pourtant… Son année parisienne l’avait transformé, rendu plus exigeant avec la vie. Pendant qu’elle avait trompé l’attente en murmurant son prénom à longueur de nuit et en lui écrivant des lettres d’un romantisme assez niais, il l’avait trompée dans les bras d’une jolie brune qu’il avait lâchée à grand peine. Mu par on ne sait quel sens de la loyauté imbécile il s’était escrimé dans un projet de mariage déjà obsolète. Leur union était caduque avant l’heure, et pourtant il avait prononcé ses vœux, coupé le gâteau et ouvert le bal avec sa jeune épousée sur un meringué endiablé. Son attentisme les avait ainsi condamnés à neuf longues années de querelles intempestives, de gel.

Il remonta sa capuche en même temps que l’avenue Jaurès. Son état d’excitation le maintenait à une certaine température tandis que son pouls s’accélérait. Il se décida pour une balade à pied. Il supposait que par ce temps les rames du métro seraient bondées. Cela lui laisserait aussi le loisir d’apaiser un rythme cardiaque par trop fougueux. La promenade promettait d’être agréable et paisible puisque les passants habituellement pressés avaient déserté les trottoirs. Paris était à lui !

Tandis qu’il mettait prudemment un pied devant l’autre sur des trottoirs glissants, il songeait au bonheur que ce serait de la retrouver. Il se reprochait encore une fois ses atermoiements. Pourquoi avait-il attendu si longtemps ? Pourquoi n’avait-il pas sillonné l’Europe pour la retrouver ? Pourquoi ne l’avait-il pas retenue ? Pourquoi n’avait-elle pas essayé ? Tous ces pourquoi alimentaient des sentiments contradictoires. Ils constituaient tout autant de raisons pour qu’elle ne soit pas au rendez-vous. Pourtant, il lui semblait si bien la connaître qu’il pouvait parier sur sa venue. Ce ne sont pas les flocons qui lui picotaient le visage, mais bien ses émotions, cette formidable appréhension d’aller au devant de l’absence. Equilibriste, il avançait entièrement tendu vers l’avenir, animé d’une peur du vide incommensurable.

Ils s’étaient dit rendez vous dans dix ans, même jour, même heure. Mais pour éviter toute référence mièvre à qui vous savez, ils avaient écarté une place des Grands Hommes, un peu trop surfaite et lui avait préféré depuis toujours le Parc de la Butte du Chaperon Rouge, vaste mais intimiste. C’est devant la statue d’Eve qu’ils avaient échangé leur premier baiser dont il sentait encore la douceur. Comme quoi un bucheron finlandais peut avoir des cotés fleur bleue !

Il faut bien l’avouer, sur le moment la promesse avait été formulée sur le mode de la boutade, du moins de son point de vue. Il savait qu’il n’aurait pas le courage d’échapper à une Ingeborg tenace. Le programme Erasmus leur avait offert cette idylle aussi passionnée que courte, c’était presque la cerise sur le gâteau. Il avait compris trop tard. Conquis plutôt que conquérant, Aki avait toujours été un peu lent à la détente. Il avait regagné son nord, elle avait migré vers son sud. Chacun en était resté là, comme figé dans son parcours.

Ses pas le conduisirent plus vite que prévu jusqu’au jardin. Impatience, quand tu nous tiens …Il n’eut alors que sa solitude froide pour lui tenir compagnie dans les allées désertes. Même le vendeur de marrons chauds avait disparu. Seul un écureuil lui fit de l’œil, comme s’il se moquait un tantinet de ce promeneur fébrile. Il attendit longtemps, des heures peut-être, sans pouvoir poser le moindre morceau de fesse sur un banc, rongé tout autant par les regrets que par le froid. Comme en apesanteur, il osait à peine fouler la couche neigeuse. Il refusait de rompre cette magie de l’attente.

Pourtant, lorsque le jour menaça de s’évanouir, il contourna la statue dans l’idée de prendre la seconde sortie. C’est alors que ses yeux le découvrir ce petit mot  accroché au marbre par un ruban d’argent…

« Too late ! »

« Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue. »

Charles Baudelaire, « A une passante »

22 réflexions au sujet de “Leil 65 « A une passante »”

  1. Il a manqué le rendez-vous d’avoir trop déambulé dans les allées du parc? Ou bien n’avait-elle tout simplement pas l’intention de se rendre au parc? J’espère qu’il y aura une suite!

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  2. J’ai été conquis par ton texte ! J’aime beaucoup ce Aki, j’espère le croiser un jour dans les allées d’un parc, par un hiver rugueux 😉

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