
Avec ce titre, c’est le monde de l’entreprise à l’heure de la mondialisation qu’Alexandra Badea convoque sur le plateau.
L’intrigue est relativement simple : trois continents, quatre villes, Lyon, Shanghaï, Dakar et Bucarest. Quatre personnages, anonymes.Deux hommes et deux femmes réduits à leur fonction sociale, plus précisément à leur fonction dans le monde de l’entreprise.
Quel fil va donc relier un Responsable Assurance Qualité Sous-Traitance, un Superviseur de Plateau ou Team- Leader, un Opérateur de Fabrication et un Ingénieur D’Etudes et Développement ?
La composition tient, elle, d’un théâtre choral. L’auteure alterne les lieux et les voix.
On découvre ainsi le monologue du Lyonnais, tellement pris dans le mouvement de l’entreprise et accaparé par le travail qu’il est régulièrement « incapable de se situer sur sa carte géographique intérieure ». Chargé d’expertiser et de contrôler les différents sous-traitants à travers le monde, il cumule les vols et les états de jetlag.Il passe tant de temps dans des hôtels impersonnels qu’il peine à reconnaitre sa propre demeure au réveil.
» Le même intérieur cinq étoiles, design formaté identique aseptique et serein pour que tu retrouves tes repères de Bogota à Saint Petersbourg. »
« 19h37 de quel pays ? »
Il pressent bien que sa vie, la vraie s’émiette, mais a-t-il le temps d’y penser vraiment avec un agenda plein 3 mis à l’avance ?
À Dakar, il peut croiser ce Team-Leader, qui connait bien évidemment une situation encore moins confortable. Employé par une entreprise qui se targue d’être le leader mondial sur le marché de la sous-traitance des télécoms, il doit assurer le recrutement des téléopérateurs, s’assurer qu’on respecte bien les quotas et qu’on est à la hauteur des Français. Pour éviter de se poser trop de questions sur l’avenir ou sur le bienfondé de son job, il fréquente l’église catholique ou écoute des prêches enregistrés sur CD. C’est tout de même pratique cette modernité !
La situation est encore moins reluisante pour cette opératrice de fabrication chinoise, qui travaille à la chaine, engoncée dans son uniforme et tétanisée par la crainte des amendes. La pression est forte, les caméras de surveillance ne laissent rien passer. Il est interdit de parler, de rire, de regarder l’autre. Il s’agit seulement de répéter le même geste toutes les 8 secondes, en veillant à ne jamais sortir de l’espace délimité qui est le sien. Les conditions salariales sont évidemment à l’avenant. Le Lyonnais n’est pas dupe, mais que faire sinon se taire… ?
A Bucarest notre ingénieur fait partie de ces wonder-women qui conjuguent vie professionnelle et vie de famille sur un rythme trépidant, insoutenable, et sans doute délétère pour tout le monde.La douche est devenue son seul espace privé. Elle suit les progrès et la vie de ses enfants depuis son téléphone ou ses différents écrans reliés aux caméras de videosurveillance qu’elle a fait installer à son domicile. C’est tellement pratique ces évolutions technologiques !
Chez elle, comme dans le fauteuil ergonomique qui orne son open space, elle n’a qu’un credo : « Tendre vers l’excellence. »
C’est magique ! Cela lui permet d’effectuer plusieurs tâches à la fois.
Le français va de l’un à l’autre. Il incarne le fameux Client Français. La révolution digitale mondiale est en marche, il faut assurer, expertiser, contrôler. Mais ce qu’il partage avec eux, c’est aussi une grande souffrance au travail, une déshumanisation insidieuse mais pourtant perceptible dans le langage. L’auteure le traduit en inondant son texte de termes techniques et « corporate ». On ne ponctue plus ses phrases, on passe de l’une à l’autre à coups de slahs. Pour le reste, on parle tableaux excel, chiffres, pourcentages, graphiques ou histogrammes. Les quelques dialogues que l’on échange encore sont souvent vide de sens.
Sur ce fond de mondialisation, Alexandra Badea interroge avec brio, et une certaine poésie, cette génération zapping. On zappe sur les chaînes TV, on finit aussi par zapper sur sa webcam…à défaut d’amour physique, on discute avec sa femme tout en bandant pour angedelanuit05 qui se débarrasse de son string dans un autre coin de son écran. Elle pose la question de l’humain, de la place de la famille et de l’amour dans tout cela. Même la religion semble gagnée par le marketing et les techniques managériales. Des écriteaux remplacent les sourires, on est prisonnier de son GPS, on pense banque et crédits revolving et même les gosses consomment le monde d’attractions.
Elle pose aussi la question du temps. Plus les technologies nous en font gagner, moins nous en avons, dans ce monde du toujours plus. Il n’a en outre pas le même sens pour tout le monde. Il s’étire bien plus longuement pour l’ouvrière chinoise…Ce temps, pris dans une fuite en avant, on le maximalise, mais sommes-nous certains que nous ne le vendons pas à bas prix ???