Un roman qui a tout pour séduire !

Lassée par son enfance turque aux côtés d’une mère foncièrement excentrique et comme absente au monde, éreintée par ses débordements et ses non-dits hélas éloquents, Julia a préféré la fuite et l’amnésie. Installée depuis fort longtemps en France, elle a tout fait pour mettre de la distance entre elle et sa mère, cette femme « caméléon qui s’est toujours fondu à merveille dans tous les rôles sauf peut-être dans celui de mère ».
Mais voilà que cette dernière, qui n’est autre qu’Esra Zaman, la plus grande icône du cinéma turc, celle qui a reçu le fameux trophée du « Trésor National » reprend contact avec elle dans l’espoir qu’elle accepte de rédiger son éloge funéraire. Malade, Esra organise en effet ses obsèques qu’elle s’apprête à mettre en scène au théâtre d’Istanbul. Elle compte sur ses talents de scénariste.
On est alors en 2016, et la Turquie connait un nouveau putsch qui fait de Julia une personnalité non grata en territoire ottoman. Impossible pour elle de se rendre sur place pour accompagner sa mère dans ses derniers moments. C’est un peu comme un énième coup de sort, une ironie de l’histoire qui s’abat comme une malédiction sur la famille, puisque leur existence commune fut aussi jalonnée par le coup d’État de 71, qui se solda par la disparition d’Ishak, son photographe de père, puis celui de 80
Alors, entre stupéfaction et colère, Julia redevient Hulya et écrit longuement à sa mère…
« Tu désires maintenant ta part de maternité » « ton auto gommage narratif »
S’appuyant sur les documents et objets qu’elle lui a fait parvenir, dans ce grand sac de cuir marron qui a appartenu à son père, elle retrace leur vie, romanesque à souhait, ce destin exceptionnel aux allures de tragédie grecque… Il faut dire qu’Esra, qui s’était rendue célèbre avec sa coiffure « allabardo », a toujours su transfigurer l’existence, brouiller les frontières entre fiction et réalité.
Le récit se fait alors hommage et réquisitoire à la fois. Il se donne à lire comme le portrait d’une femme incroyable, terriblement attachante et diablement irritante, dont le destin se confond avec celui du cinéma turc, tout comme cela avait déjà été le cas pour la grand-mère, Hadjere, la première actrice musulmane. A l’aide des photos, Julia revisite les grands rôles de sa mère, les grandes pièces mais aussi les navets, et fait revivre Istanbullywood. Elle se souvient de sa mégalomanie, de ses transgressions, de son sens inouï de la liberté dans une nation où elle n’allait pourtant pas de soi.
« Tu m’avais appris toute petite à convier le cinéma à la vie … »
A travers Esra et son parcours, Sedef Ecer brosse aussi le portrait d’une Turquie moderne, hésitante entre tradition et modernité, « cette terre » qui selon sa mère « a toujours mangé ses enfants, s’est toujours nourrie des supplices de son peuple ».
Entre amour et haine, la narration mêle avec brio l’intime et le collectif, le sentiment d’une trahison familiale et les traitrises politiques. Le récit est rythmé, addictif, l’écriture ciselée, tant la narratrice s’efforce de trouver les mots justes pour signifier cette profusion de sentiments et de ressentiments et rompre enfin avec une relation fondée sur les faux-semblants.