Littérature étrangère

 » Manger l’autre « , Ananda Devi, Grasset 2018


Ananda Devi a décidément l’art de nous surprendre et de nous pousser dans nos retranchements. Elle sait aussi repousser les limites et les tabous avec brio. Dans ce dernier roman, qui se présente comme le récit autobiographique d’une jeune obèse, elle revisite le mythe de la dévoration et s’intéresse aux rapports de l’humain avec son alimentation, des rapports qui ont d’une certaine manière un lien étroit avec le non moins mythique combat entre Éros et Thanatos.

La jeune femme qui affirme se dévorer dans une absence de souffrance, vit depuis toujours son existence comme un  » défi à la biologie du corps  » et à la mort. Embarquée dans une logique folle et tragique, elle s’affirme comme une victime sacrificielle qui aurait choisi sa fin. A travers ce personnage totalement hors norme, l’auteur nous conte l’histoire du JE qui n’existe que par sa bouche, sa faim et l’acte de manger. Pour ce faire, elle lui invente toute une mythologie lourdement entretenue par son père, persuadé qu’elle a dévoré sa jumelle in utero, avant de consumer en partie les forces vives maternelles.

 » Il m’ôte une part de mon humanité et passe le reste de ma vie à tenter de me la rendre avec ses nourritures terrestres et son amour divin. « 

Abandonnée par une mère que son appétit effrayait, elle est élevée par ce père, adorateur et bourreau, qui exprime son amour pour elle à travers la confection d’innombrables plats tous plus caloriques les uns que les autres, sans jamais imaginer qu’il la condamne à l’exclusion. Il n’y a guère de place pour les êtres trop corpulents dans nos sociétés régies par les diktats d’une mode filiforme. Enfant, elle n’existe aux yeux des autres que comme un objet de mépris et de rejet, tandis que les réseaux sociaux constituent des lieux de flagellation. L’écriture toujours aussi précise traduit admirablement la violence extraordinaire qui entoure la narratrice depuis ses premiers cris et la haine quasi immédiate de sa mère.

 » Je les agresse rien qu’en existant. « 

Son corps devient progressivement un isoloir, faisant d’elle un être parfaitement insulaire et immobile, soumis aux seules exigences de son estomac.

L’évocation de cette  » monstruosité  » permet à l’auteur d’aborder la problématique au corps dans tous ses états et d’interroger le rapport que nous entretenons avec lui. Il est évidemment question de la tyrannie de la minceur, de la dictature des miroirs et de l’image que l’on renvoie. Comme à son habitude, Ananda Devi nous offre ainsi un roman riche, fort bien écrit, mais un roman qui dérange, qui pousse parfois son lecteur au bord du malaise.

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