Côté plume

Atelier de Leil (72) : La modification


Voici ma participation hebdomadaire à l’atelier de Leiloona du blog Bricabook. Cette semaine nous retrouvons Vincent Héquet avec un cliché « en mouvement »…

leil72

Voici ma participation aux allures de clin d’oeil

La modification

Installé sur l’un de ces fauteuils rayés, il ferme les yeux et se laisse aller au roulis du train. Il aspire à un instant d’oubli, un moment de vide. Il voudrait que sa vie se dilue dans un fondu au noir. Après seulement, il regardera le paysage à travers la vitre. Après seulement, il songera à cet avenir inattendu qu’il a pourtant longuement médité.

Il se concentre d’abord sur le confort du compartiment, désert en ce jour presqu’ordinaire. Il aime ce voyage solitaire, ces rangées de sièges livrées à un mutisme salutaire. Il se souvient de ses pérégrinations ferroviaires à travers la planète. Les wagons bondés entre Bombay et Dehli, les parfums, la promiscuité, les piaffements des enfants, leur excitation impatiente, le goût des dhols partagées avec de généreux inconnus. Les sourires venus combler les limbes linguistiques… Le TGV vietnamien, train grande vieillesse ou train grande vibration selon les parcours…les espaces contrastés et ces étranges garde-barrières…

Malgré lui, il se remémore aussi Butor… cette lecture infernale l’année de première. Cette curieuse impression de sentir les mouvements du train, de visualiser les miettes de sandwich… Une train-story qui ne mène nulle part, à moins qu’il ne s’agisse d’un terrible renoncement. Un pensum qu’il comprend sans doute différemment aujourd’hui.

Il entend aussi la voix chaleureuse et envoûtante de Grand Corps Malade. Plus que jamais, il mesure la portée de ces voyages métaphoriques …plus que jamais il ne veut ni se tromper de gare, ni rater le départ.

Il a sorti sa valise du grenier, il l’a remplie. Il a dû faire le tri. L’essentiel et l’accessoire. Les bons et les mauvais souvenirs. Ne garder que le meilleur de cette longue parenthèse afin de pouvoir refermer cette porte sans haine ni colère. S’il y pensait depuis de longs mois, il n’avait rien planifié. Comme il est parfois difficile de partir ! Peut-être avait-il attendu cette impulsion, ce moment de basculement précis. Il lui avait fallu atteindre ce point de non retour pour mesurer la finitude de cette existence là. Décider qu’il devait mettre un terme à ce duo solitaire, les alléger du fardeau de leurs querelles.

Sûr de sa décision, ou plus exactement de son désir profond, il peut rouvrir les yeux sur ce décor champêtre, ces fleurs sauvages de bonne augure. Il quitte le cocon familial, un monde ultra sécurisé, régulé, un amour dissout dans les règles et les routines. Chaque vibration lui insuffle un peu de sérénité d’abord. Il lui semble que les rayures du siège sont comme autant de mains délicates qui massent son dos, puis son corps tout entier, qui chassent ses derniers doutes, ses remords. La lumière, désormais autorisée, puisque le vent a chassé les nuages, s’empare du lieu et métamorphose son rapport au monde et à son histoire. Il ôte ses lunettes pour mieux s’offrir à elle.

Il mesure combien ce train est un long trait d’union entre un présent sclérosé, qu’il voudrait passé, et un futur qu’il espère plus tendre, à l’instar de ces fleurs roses. Le trajet prend des allures de point virgule entre rupture et amours nouvelles. Il n’a prévenu personne. Ni Catherine qu’il ne rendait plus heureuse, ni Cécile à laquelle il réserve la surprise de ses sourires avides.

Il a tant de fois accompli le trajet en catimini, qu’il sait qu’après ce virage, ouvert sur l’horizon, bien des perspectives s’offriront à lui dans une quinzaine de minutes. Il sort alors cet infâme sandwich SNCF, l’extirpe de la cellophane, et se plait à contempler les miettes qui parsèment progressivement son jean et le linoleum violet. Loin d’être des vestiges, des stigmates de sentiments consommés, elles se fraient une place au soleil comme autant de petites îles heureuses qui s’incrustent dans son paysage intérieur.

L’annonce précède le long sifflement et le crissement des freins. La gare se profile. Il empoigne son bagage d’un geste alerte et décidé, puis il descend les marches d’un pas nouveau. Il réalise que dans sa précipitation il a oublié ses lunettes sur la tablette. Qu’importe ! Il n’a plus rien à dissimuler.

18 réflexions au sujet de “Atelier de Leil (72) : La modification”

  1. C’est toujours un grand plaisir de te lire et j’aime particulièrement la pirouette finale sur la paire de lunettes de soleil. Enfin, ton personnage peut aimer au grand jour !

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  2. WAouuuu ! Quelle belle histoire et quelle femme heureuse Cécile, en espérant que son arrivée ne va pas perturber son choix de vie à elle compliqué… J’adores les plus petites descriptions que tu fais avec les traits du tissu du siège et les miettes de pain : de vraies belles images, comme la finale que j’apprécie plus que tout : « ne plus rien avoir à dissimuler » !
    GCM a été très présent dans pas mal de textes cette semaine, faut dire que son train de la vie est juste exquis ! Bravo !

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  3. Un texte foisonnant de détails, visuels ou sonores. Un texte riche de références et de souvenirs de voyage. Cet homme qui part, ce moment de césure, est très bien décrit.

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  4. Un très, très, très beau texte, rythme maîtrisé, sensations et la chute finale clin d’oeil aux lunettes, bravo!!

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  5. Ah oui ? le linoléum violet, il a de la place le coquin, souvent les hommes et leurs grandes pattes sont bien empruntés sur le siège des trains. Ceci dit, tant mieux pour lui, et tant mieux aussi car la vie désormais va être plus belle

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  6. Oh punaise, que je l’aime ce texte ! Lu dans un souffle, j’ai tout aimé, les images, les références littéraires, ce pas qui fait qu’il ose enfin vivre sa vie et non un reliquat ou un hologramme de quelque chose. Bref, un personnage heureux qui rend une lectrice heureuse. Merci.

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  7. J’ai envie de dire, même si elle est facile, « comme une évidence » 🙂
    J’ai adoré ce récit de vie, ce nouveau départ ou plutôt ce renouveau. J’ai adoré ton style et ton écriture également, ces images, ces descriptions, ces mots employés. J’aurai bien prolongé ma lecture sur quelques pages encore.
    Bravo

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  8. Et bien, c’est un vrai roman ! Ton personnage pense à cent à l’heure, évoque mille sujets. Le voyage comme un entre-deux entre deux parties de sa vie, moment de réflexions fertiles, d’appel aux souvenirs … Je ne me suis pas ennuyée une minute dans ce TGV.

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