J’ai enfin trouvé le temps de dévorer le dernier roman d’Alain Gordon Gentil qui trônait sur mes étagères depuis deux bons mois et je dois dire que je ne l’ai pas regretté.
Ce récit c’est d’abord tout un contexte. S’il s’ouvre et se ferme sur un univers onusien de nos jours, il se déroule essentiellement dans les quelques années qui encadrent l’accès à l’indépendance de Maurice, une période déjà évoquée par Alain Gordon-Gentil dans son documentaire consacré à Gaetan Duval. Derrière les noms fictifs comme Kewal Ramnauth, le leader indépendantiste ou son adversaire Durenger, le lecteur avisé reconnaitra les principaux acteurs politiques qui ont marqué la naissance du pays, ses peurs et ses espoirs. Sur fond de tensions ethniques, certains croient en la possibilité de cette société arc en ciel, tandis que les plus frileux, angoissés par le spectre d’une indianisation qui leur semble inéluctable, font le choix de l’asservissement ou de l’émigration. La campagne a fait rage, la campagne a fait peur. L’indépendance sonnait comme la famine assurée, la chronique d’une mort annoncée. Pourtant « les messes du dimanche se célèbrent toujours» et monsieur Samsoon, le boutiquier de Saint François ouvre tous les matins son échoppe à la même heure…
Au cœur de ce tumulte se tient un personnage savoureux au patronyme improbable, Horace Baudelaire, descendant du célèbre poète. Ce journaliste, indépendantiste dans l’âme, officie au Vigilant, dirigé par Raoul Laurent, fervent opposant à cet affranchissement. Horace, que l’on surnommait à l’école « la fleur du mal’, a fait le choix du salaire, mais se voit ainsi contraint d’écrire à contre cœur et à contre conscience, au moins un temps.
« Ecrire avec conviction tous les jours le contraire de ce que l’on pense. Comment ai-je pu faire ça ? »
C’est d’ailleurs la récurrence de cette situation, qui relie son présent et sa mission à l’ONU à ses souvenirs. Parcourant le monde, de conférence en conférence dans des hôtels 5 étoiles, pour distiller la sainte parole sur la planète en danger, il ne croit plus à ce qu’il raconte et porte un regard critique, parfois cynique, sur cette mascarade, cette grande kermesse écologique orchestrée par les grandes puissances. Il éprouve de nouveau cette étrange sensation de mener une autre vie que la sienne, de « déserter les lieux de [ses] bonheurs pour vivre en territoires ennemis ».
On pourrait penser que cet homme ne s’habite pas ou qu’il appartient à la catégorie de ces opportunistes imbuvables que nous croisons tous. Mais il n’en est rien. Le personnage est plus complexe que cela, plus sympathique aussi, même s’il s’est effectivement perdu en politique comme le lui avait prédit Aansa Fitzgibbon, l’amour de sa vie, et accessoirement la fille du dernier gouverneur anglais en présence à Maurice. Il soulève la question du compromis quelquefois nécessaire, mais aussi de la distinction entre la personne et l’individu… une dialectique dont on ne sort pas toujours vainqueur. A travers le parcours de son personnage, Alain Gordon-Gentil s’intéresse au mensonge, parfois sans concession.
A ses côtés, Aansa, cette mystérieuse métisse qui conjugue une incroyable liberté au sari qu’elle porte avec grâce, confère à la narration une sensualité superbe, au sens étymologique du terme. Pour elle, Horace est prêt à « commettre l’impensable », et il faut bien avouer qu’elle sait s’y prendre.
« J’ai pensé ; « Aansa, c’est ma fleur du bien ». Ca change pour un Baudelaire…Aansa c’est un poème de chair. »
« Aansa, c’est un corps dans un esprit, j’ai mis du temps à le comprendre. Trop tard peut-être. »
Au délà, ce récit est aussi une écriture, quelques bonheurs de phrases particulières…des images aussi à l’instar de ces « icebergs sur mer d’encre ».
« La vieillesse et son naufrage esthétique accouchent de toutes les audaces. »
« Pour continuer à désirer il faut renoncer à l’envie de tout voir, tout savoir, faire table rase de toutes les brisures, de toutes les intimités trop intimes, oublier les colères restées sans voix, rester à distance de ce dentifrice matinal créant de la mousse vulgaire aux commissures d’un miroir embué qui ne reflète plus rien et détruit les derniers mystères de l’autre. »