Côté plume

Atelier de Leil (39): L’Herbe de la Concorde


Comme chaque lundi (ou presque) je participe à l’atelier d’écriture de Leil du blog Bricabook . Le principe est simple: il s’agit juste de composer le texte de son choix, en toute liberté, à partir d’une photographie dévoilée en début de semaine.

C’est un étrange cliché de Vincent Héquet qui nous est soumis cette semaine. Un cliché magnifique, mais difficile à exploiter à mon sens. Je me suis lancée dans l’écriture vendredi sans savoir que mon texte trouverait hélas une certaine résonance dans l’actualité.

Très exceptionnellement, et j’espère que Leil me pardonnera, je mets ce texte en ligne aujourd’hui samedi pour des raisons que ne vous échapperont sans doute pas.

Leil39

L’Herbe de la Concorde

Dans un temps qui semble désormais lointain tant le sang et les vies ont coulé, la ville altière s’imposait sur les campagnes avoisinantes. Les êtres y grouillaient comme autant de fourmis affairées et besogneuses au rythme du clignotement des néons. Chacun y allait de son petit ballet sur fond d’une musique étrange, concert de klaxons, de crissements de freins, de harangues commerciales et d’annonces politiques. Les nuées sonores étaient telles, qu’on peinait à s’entendre. Mais ce n’était pas grave. Chacun connaissait sa partition et s’efforçait de la suivre avec bonheur. Tous étaient fiers d’œuvrer pour le bien de cet Etat nouveau construit sur les ruines d’une vieille Europe exsangue, agonisante.

Les Orants, citoyens d’Honneur, surveillaient le temple, haut lieu de mémoire. Il leur incombait d’honorer les livres, mais aussi les sculptures ou les tableaux armés de chiffonnettes. Il ne s’agissait pas que ce patrimoine, soustrait au public, prenne la poussière et risque de se dissoudre dans les méandres de l’éternité.

Les Laborieux se consacraient aux basses besognes indispensables au confort de tous: vérifier les néons, asphalter les artères, accorder les klaxons, déboucher les canalisations et s’occuper des mal embouchés susceptibles de gêner le bonheur collectif.

Les Pharmacants s’étaient vu confier la responsabilité des pilules nécessaires à la survie de leurs congénères. Si les antibiotiques avaient disparus depuis l’éradication sur la planète de la maladie, il avait fallu pallier les problèmes alimentaires. Les laboratoires, ces apprentis sorciers, n’avaient pas prévu que leurs insecticides d’un genre nouveau, censés assainir l’environnement de toute bactérie et leurs expériences de clonage allaient décimer les cultures et autres produits agricoles. La jeune génération ne connaissait plus que la silhouette pixélisée des vaches! Dans ces temps immémoriaux, chacun avalait deux petites capsules roses au lever, deux rouges à la mi journée et deux bleues en soirée. Les jaunes, les apéritives étaient réservées au week-end. Il était alors possible, comble de bonheur, de choisir son parfum: jeune whisky, jaune vodka… une fois l’an, l’adjonction d’une ampoule orange complétait le cocktail. D’autres, d’un étrange vert, n’étaient servies que les jours de fête.

Les Studieux entretenaient la connaissance, un bien si précieux qu’on avait décidé de ne pas l’éparpiller, de ne pas la partager. Elle demeurerait l’apanage de quelques élus tandis que le plus grand nombre pourraient suivre sur les écrans des capsules soigneusement conçues pour contraindre émotions, esprits et instincts. Des pilules et des capsules de bêtise distillées à intervalles réguliers, rien de tel pour guider un peuple! L’essentiel de leur mission consistait à la préserver de toute intrusion pernicieuse. Reclus dans une haute tour, ils étaient secondés dans cette lourde responsabilité par les Guerroyeurs. Ces derniers ramassaient à la pelle les corps des kamikazes qui s’étaient brulé les ailes en s’approchant trop près de ces parois savantes. Le reste du temps, ils constituaient un corps d’élite, et jamais l’expression n’avait eu autant de sens.

Les Voyants, jugés trop subversifs, s’étaient vus confisquer l’avenir. Pour les punir et canaliser leur énergie oculaire, on les avait condamnés à la surveillance du temps présent. Reliés à une multitude de machines et d’écrans, ils scrutaient la moindre parcelle de vie, sondaient les âmes et les gestes afin de garantir les ambitions panoptiques des Dirigeants et de tuer dans l’œuf tout germe de rébellion.

Est-il nécessaire d’ajouter que les Dirigeants, au nombre fort réduit, reluquaient à longueur de journée le Passe universel qui leur ouvrait aussi bien la lourde porte du Temple que celle de la Tour de la connaissance? Qu’un système de reconnaissance oculaire à distance leur permettait d’actionner également les coulisses virtuelles de l’antre des Voyants?

En raison de sa naissance sans doute, et en remerciement de bons et loyaux services dont il avait lui-même oublié la nature, Gustav avait curieusement échappé à cette distribution. On l’avait assigné à la survie des espèces vertes menacées d’extinction. Il s’était échiné jour et nuit, luttant contre les agressions climatiques, les nectars chimiques et les poisons humains. Mais il avait bien fallu se rendre à l’évidence et se contenter de ce vert reconstitué, artificiel, des pilules pharmaceutiques. Son errance n’avait alors plus eu de fin. La couleur avait disparu, puis d’autres encore, jusqu’à ce que la ville sombrât dans un monde achromatique sans saveur aucune où la colère grondait.

Les pharmaciens s’étaient trouvés dans une impasse révoltant les Laborieux affamés. La faim justifiant les moyens, ces ouvriers avaient bravé les interdits et pris d’assaut le monde des Studieux dans l’espoir secret de tomber sur un vieux traité d’agriculture. Ils avaient pris soin au préalable de s’assurer de la complicité des Voyants, jaloux des prérogatives belligérantes des Guerroyeurs…. Les Dirigeants, incapables sans leurs sbires de contenir la mutinerie, n’avaient pas pu endiguer ce flot chaotique qui avait englouti la cité et plongé une nouvelle fois le monde dans des abymes barbares.

Gustav, qui est encore une fois passé à travers les mailles de ce filet cataclysmique, vagabonde entre les temples déconstruits, saluant au passage les fantômes farouches d’une civilisation perdue. Tandis que dans cette survivance sauvage chacun épie l’autre, l’œil avide, prêt à fondre violemment sur une ombre pour des miettes de civilisation, il sa faufile entre les décombres et gagne les dépendances du vieux palais. Il nourrit depuis quelques semaines l’espoir insensé peut-être de rassembler les êtres à l’aide d’une petite graine que les grondements de la terre malmenée ont ramenée à la surface. Après une savante étude des sols, des soins intensifs et une germination heureuse, il contemple désormais la croissance de cette Herbe de la Concorde et de ses fragiles repousses. Il songe que La Solution réside dans cette gracile brindille….mais l’espoir l’aveugle sans doute, à moins que ce ne soit un reste de foi en l’Humanité.

Tout à son œuvre, il n’entend ni ne voit cette ombre menaçante et vorace qui se tient dans son dos…

15 réflexions au sujet de “Atelier de Leil (39): L’Herbe de la Concorde”

  1. On se laisse bien emmené dans ton texte. Comme il est dit plus haut : c’est assez glaçant… J’aime vraiment bien.

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