« Le Tirailleur » de Piero Macola et Alain Bujak, Futuropolis, 2014-12-04
Un coup de cœur !
Cet album, organisé en deux temps, a trouvé son origine lors d’un reportage à Dreux sur le quotidien d’une résidence sociale.
Une cité peu hospitalière de Dreux, une chambre de quelques mètres carrés, rudimentaire et grise, dans la résidence sociale Adoma, l’ex-sonacotra, voilà l’univers d’Abdesslem Elbachir. Il doit y résider au moins 9 mois par an pour toucher la misérable pension que l’Etat veut bien lui allouer.
Il se souvient de son existence de berger dans les montagnes de la province marocaine de Taza avant qu’il ne croise Nadim, prêt à s’engager dans l’armée française en cette année 1939.
« Les Français nous donneront à manger, des habits tout neufs et même de l’argent, c’est mieux que berger ! ».
Abdesslem aurait pu passer son chemin et se hâter jusqu’à la boutique pour acheter le pétrole nécessaire à l’éclairage familial, mais sa curiosité l’emporte. Ce n’est pas tous les jours qu’on peut voir un camion ! Il ne maîtrise pas le français et n’imagine pas, alors, qu’on organise des rafles pour gonfler les effectifs militaires…
Il découvre certes les plaisirs de la douche (c’est magique de tirer sur une chainette pour sentir l’eau couler sur sa peau), son âge approximatif, la fierté de porter l’uniforme, mais aussi les difficiles réalités de l’engagement.
« La France avait besoin de soldats et se servait généreusement dans son empire colonial. Sans scrupules, sans états d’âme, sans se soucier du destin de ceux qu’elle appelait ses « indigènes ». Le 4 septembre 1939, le sultan Sidi Mohammed Ben Youssef lança un appel solennel pour soutenir l’hexagone. »
Pour certains d’entre eux, c’est une façon d’échapper à la misère du bled, pour d’autres c’est nourrir le rêve de devenir un héros et de pouvoir épouser l’une des plus belles femmes…
Mais vient le temps de rejoindre la drôle de guerre « dans des wagons à bestiaux » ; de rencontrer les tirailleurs Sénégalais ; de connaître la faim, le froid, la neige, la fatigue, l’attente et la pose des barbelés…les tracts allemands rédigés en arabe… la débâcle de mai 40, le frontstalag, l’errance, les mauvais traitements, la vie du soldat bringuebalé d’un lieu à un autre au gré des ordres et des contre-ordres…Après tout, on a signé, c’est pour en ….Le dessin de Macola est sombre, à l’image de la noirceur du monde qui n’en finit pas de guerroyer. Après l’Europe, viendra l’Indochine, l’indépendance, la modernité et la révision des pensions.
Alain Bujak aborde avec une grande sobriété cette question de l’ingratitude de l’Etat français et le long combat qu’il a fallu mener pour obtenir en 2011 une loi prévoyant une pension de retraite militaire et d’invalidité correcte. Le récit alterne entre les rudes années de guerre qui ont marqué la jeunesse d’Abdesslem, et l’âpreté de cette vieillesse. Le scénario échappe à tout pathos, et pourtant le lecteur ne peut que se sentir ébranlé par cette injustice. La qualité du dessin sert à merveille le texte. J’aime beaucoup le trait de Piero Macola, tout comme j’ai apprécié le reportage photo qu’il propose en seconde partie d’album.