Côté plume

Atelier de Leil (17): Ma chandelle est morte


Aujourd’hui lundi, ce n’est pas raviolis mais Atelier de Leil du blog bricabook. Les principes de cet atelier sont simples: Leil soumet chaque semaine une photo à notre sagacité. A chacun ensuite se laisser embarquer et d’écrire le texte de son choix.

C’est un cliché de Romaric Cazaux qui nous est proposé cette semaine:

leil18

J’avoue que la chaleur et la lumière de cette bougie m’ont laissée un moment de marbre…
Voici donc ma participation:

Ma chandelle est morte…

J’aurais pu trouver un charme désuet, presque suranné à cette bougie. Ah, la magie des dîners aux chandelles! L’intimité d’une saint Valentin…L’aveu….Une demande dans un restaurant cosy, entre le foie gras et la farandole des desserts…valse des illusions! Mais ce romantisme là me semblait peu approprié aux quelques raviolis qui nageaient encore dans la sauce tomate, au fond de la casserole. « Même pas un peu de gruyère pour les faire gratiner! » avait-il balancé, comme en passant. Il ne connaissait pas les délices de la boîte de conserve réchauffée en catastrophe sur le camping-gaz miniature…Je ne le remercierais jamais assez pourtant d’avoir contraint nos enfants à aimer le scoutisme !
J’aurais pu maudire la compagnie d’électricité, et ses coupures intempestives. Le vent à décorner les boeufs qui empêchait toute intervention sur le réseau…Mais ce tableau en clair-obscur me permettait de discerner la réalité sous un autre jour…d’échapper aussi en partie aux regards inquisiteurs.
Il piqua nerveusement sa fourchette dans une raviole qui lui résistait. Chaque fois qu’il l’approchait de ses lèvres pour l’engloutir, elle retombait dans le coulis qui maculait sa chemise et lui arrachait un juron. Avec le yaourt viendrait sans doute le temps de l’accalmie. Tant pis pour le fondant au chocolat prévu à l’origine. Il pourrait raconter sa journée. Entre deux phrases introduites par « moi je », il conjuguerait le « toi tu ». Pas pour s’enquérir de mes actes, non. Ni pour s’intéresser à moi. Juste pour me faire remarquer que j’aurais pu… épousseter la bibliothèque, passer chez l’avocat, passer l’aspirateur aussi . Il nota aussi que le plus grand désordre régnait dans la chambre des enfants, que sa chemise fétiche n’était pas repassée alors qu’il devait signer un gros contrat le lendemain. Parce que lui, oui LUI, il avait un vrai travail, et que sans lui , oh oui sans lui ….!
Mon regard, envouté par la flamme, s’égarait au delà de la vitre du salon. J’imaginais un monde sans raviolis, sans mardi, sans lui aussi…Elle vacillait de temps à autre, comme victime de tergiversations interminables. S’éteindre ou brûler encore? Mourir ou survivre? Froidure ou châleur? Toujours, elle se revivifiait. Elle résistait à la brise qui s’infiltrait par les impostes, tandis que je me souvenais des vers de Louise Labé. Toute faible qu’elle était, elle apportait une coloration fantastique au babillage et aux gesticulations de l’Autre. On aurait dit un mauvais Tarzan cherchant à convaincre Jane qu’il était bien le roi de la jungle! Son visage se déformait sous ses grimaces tandis qu’il parlait une langue que je ne connaissais plus.
Mes mains s’abreuvaient à la lueur de cette bougie dans un geste inconscient. cela faisait longtemps qu’on ne m’avait pas réchauffée ainsi. Cela l’énerva, bien sûr, alors elles s’égarèrent sur cette étrange cire qui entoure le Babybel et ces autres formages modernes. Au rythme de ses vantardises et de ses reproches, au rythme de mes atermoiements aussi, je formais une petite boule d’abord, puis une sphère. Il me semblait tenir le monde entre les doigts. Ses yeux furibonds reluquaient la tâche que je venais de dessiner sur la nappe, mais qu’importe ! Je comprenais que je pouvais peut-être décider, oser, conjuguer les verbes à la première personne aussi. Ce petit monde résistait à l’épreuve du feu. Au contact de la flamme, il prenait des couleurs passionnées. La lumière le pénétrait, le teintait différemment selon les angles et le perçait au coeur. Mon monde se faisait Soleil et j’entrevoyais tous mes possibles….
« Mais non de Dieu, tu vas cesser tes puérilités et m’écouter! » hurla-t-il exaspéré en frappant la table de sa main prédatrice.
Il avait eu raison de la bougie, peut-être intimidée par sa violence. Je contemplais le noir, j’entendais le mutisme soudain de cet homme désormais étranger, vaguement embarrassé par l’incident. J’y voyais très clair. Je me suis levée, j’ai attrapé mon sac, mon manteau et mes clefs de voiture, sans me prendre les pieds dans le tapis. J’ai ouvert la porte et j’ai quitté la jungle sans jamais me retourner. Ma chandelle était morte! Je souriais à la nuit qui finirait bientôt.

25 réflexions au sujet de “Atelier de Leil (17): Ma chandelle est morte”

  1. On reste trop souvent et trop longtemps dans des situations qui ne nous épanouissent pas. Pour se punir de quoi, au fond ? Très beau texte ma Sabine, ma courageuse ❤

    Aimé par 1 personne

  2. Outch… voilà qui est dit. Et bien dit!
    J’aime le mélange de réflexions profondes, vitales, alliés aux gestes du quotidien.
    C’est un texte superbe, Sabine.

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  3. Un texte très touchant et émouvant qui m’enlève « les mots du clavier » … Je reste sur mes sensations de ce joli texte ! Bravo.

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  4. j’aime beaucoup, beaucoup ton texte. Cette panne de secteur est le déclencheur d’une nouvelle vie pour cette femme, une décision salutaire que de quitter cet homme…

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  5. bonsoir-
    un texte qui va crescendo— jusqu’à la chute ! heu non libération-
    elle a bien fait- respirer sans se faire agresser par ce mufle !!
    bien que pas mal de maris ou hommes soient un peu– beaucoup comme ça !!
    je sens du vécu- je me trompe peut-être-
    en tout cas bravo !!
    à bientôt !!
    merci pour le com laissé chez leiloona—

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  6. Bon j’adore ! Tu as vraiment su jouer avec cette bougie. Une grande variété de sentiments se sont succédé : espoir, déception, ennuie, révolte… Les métaphores sont vraiment réussies. J’aime bien celle avec la sphère. Le monde au bout des doigts.

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  7. Le mari imbu de lui meme est fort bien raconté! La bougie qui s’éteint comme signal du départ, c’est une chouette idée! Le texte est fort, l’emprise de ce type bien sentie! Bravo!

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  8. Partir est une étape difficile à franchir mais il n’y a parfois pas d’autre choix pour pouvoir vivre libre. Quel homme odieux ! Et le mot n’est même pas assez fort pour décrire ce que je ressens vis à vis de lui.

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