Côté plume

« La vie de Charlotte », une nouvelle de Salomé Ariscon


Uns fois n’est pas coutume, je publie aujourd’hui le texte d’un tiers, une jolie nouvelle (même si elle est un peu noire) écrite par ma fille l’an dernier dans le cadre d’un concours.

La vie de Charlotte.

Charlotte avait seize ans cette année-là. Depuis petite elle avait une vie plutôt compliquée, entre un père violent et une mère alcoolique. Elle avait du mal à trouver un sens à son existence. Elle était ni moche ni jolie, pas très grande mais pas très petite non plus, de taille moyenne quoi. Elle avait les yeux verts avec quelques nuances de marrons les jours de pluie, de longs cheveux bruns et bouclés qui lui arrivaient à la moitié du dos. Ses quelques kilos en trop ne la dérangeaient pas énormément. Enfin, c’est ce qu’elle essayait de faire croire. Elle s’efforçait d’en rire mais au fond, elle en souffrait. Elle s’habillait avec simplicité, jean, bottes, débardeur et pull. Elle portait toujours des pulls, qu’il neige qu’il pleuve qu’il fasse chaud, comme pour se dissimuler derrière un rempart de laine et de tissus.
Sa mère, Marie, quarante-cinq ans, grande, blonde aux yeux verts, plutôt mince, travaillait dans une agence immobilière. Battue par Christophe, le père de Charlotte, depuis que Charlotte avait environ cinq ans, elle se noyait dans l’alcool avec l’espoir vain de se soulager et d’oublier ses souffrances. Tous les soirs, en rentrant du travail, elle se servait un verre de whisky, puis deux, puis trois, autant qu’elle pouvait jusqu’à ce qu’elle ait l’impression d’une vie normale, presque heureuse.
Âgé de cinquante-deux ans, Christophe, cherchait toujours à en imposer aux autres avec sa grande taille et ses kilos en trop. Ses cheveux grisonnants semblaient l’autoriser à se comporter tel un tyran. Médecin généraliste, apprécié pour sa gentillesse par ses patients, il commença pourtant à devenir violent envers sa femme quelques temps après la mort de son père avec qui il n’avait plus aucun contact depuis des décennies. Cette perte l’avait étrangement transformé. Il avait d’abord décidé de ne plus jamais se raser. Les rasoirs et les lames étaient toujours négligemment posés près du lavabo, comme d’inutiles objets pas décoratifs du tout. Puis, il s’était mis à battre sa femme, chaque jour, chaque soir. Il ne battait pas sa fille, il n’avait jamais osé ou alors c’était peut-être qu’il ne la voyait quasiment jamais.

Charlotte avait très peu d’amis, pour ne pas dire aucun, elle n’avait jamais eu de petit ami et n’en voulait pas spécialement. Vous vous doutez bien que pour Charlotte aussi ce n’était pas facile de supporter un père violent et une mère alcoolique. Et puisque Charlotte n’avait pas de vrais amis, elle chercha, tout comme sa mère, un moyen de se soulager… Elle tenta d’abord de s’oublier dans le sport, essayant tour à tour, la gym, la musculation, la boxe, ou le judo, mais rien à faire… Un jeudi soir, alors qu’elle luttait contre l’ennui en lisant des chroniques sur Facebook, elle se laissa captiver par l’histoire d’une fille qui se mutilait. Charlotte n’avait jamais pensé à la mutilation. Elle ne connaissait même pas ce mot. Elle se lança donc dans la recherche de sa définition sur Google. Son regard s’attarda également sur des images et son esprit fut séduit par le terme scarification. Après dîner, ces définitions et ces images défilées dans sa tête. Mais elle eut comme une illumination en songeant à la barbe de son père. Elle observa son bras puis son poignet. Sa raison lui disait de ne pas faire ça, de ne pas y penser mais son cœur lui tenait un autre discours « vas-y, fais-le, tu te sentiras sûrement mieux après.. ». Elle se rendit dans la salle de bain de ses parents. Grâce à la négligence de son père, elle n’eut pas besoin de fouiller dans les tiroirs. Trois rasoirs différents s’offraient à elle. Elle en saisit un, rouge sang, plus effilé que les autres. Son manche rond comportait des encoches pour les doigts, ce qui rendait son maniement plus facile. Elle le démonta de façon à récupérer les trois lames. La porte de la salle de bain verrouillée, elle s’assit par terre, le dos contre la porte et prit une des lames. Elle prit l’une des lames. Elle la tenait par les deux côtés, entre le pouce et l’index, les yeux rivés sur son centre ajouré, qui ressemblait à un sourire, un rictus grimaçant. Une légère pression lui permit de mesurer la souplesse de ce mince morceau de métal. Il bougeait sous ses doigts comme un corps mince, agile et langoureux. La couleur gris acier de la lame la glaçait comme un regard métallique et froid mais, pourtant elle ne parvenait pas à s’en détacher. Elle posa le côté tranchant sur son poignet et fit un léger mouvement de vas et viens. Le contact de la lame fine et acérée était comme une caresse qui lui procurait des frissons jusque dans le bas du dos. C’était comme un appel irrésistible. Elle appuya légèrement plus fort et ressentit aussitôt une douleur. Elle recommença pourtant car cette douleur l’a séduisait, lui faisait du bien. Les coupures que Charlotte s’était infligée avaient l’air assez profondes et le sang coulait abondamment. Les cris de sa mère l’appelant pour faire la vaisselle la sortirent brutalement de cette première rencontre avec la lame.
Et tandis qu’elle entendit son père répondre « mais laisse-la cette ingrate.. », Charlotte laissa échapper un rire nerveux, se dépêcha de se faire un bandage improvisé au poignet et déroula les manches trop longues de son pull. Elle mangea comme si de rien n’était. Elle n’oublia pas de nettoyer la salle de bain après son passage.
Les mois passèrent, elle mangeait presque plus mais elle multipliait les rendez-vous clandestins avec la lame dans tous les coins de la maison. Les douleurs devenaient si intenses et la cicatrisation si longue qu’elle songea bien des fois à une rupture mais le lien qui les unissaient désormais rendait tout éloignement impossible.
Le jour de ses dix-sept ans. Charlotte, plus malheureuse que jamais, saisit la lame plus violement. Etait-ce parce que personne n’était présent pour ce jour important, parce que la maison vide l’effrayait ou parce que rien ne changeait jamais dans son existence ? Charlotte avait l’habitude oui, mais certaines habitudes sont pesantes…
La douleur fût violente ce soir-là, lui arracha même des pleurs. La coupure était plus grosse, plus profonde. Le sang coulait beaucoup plus. A tel point qu’elle s’évanouit.
Lorsqu’elle se réveilla, aux environ de cinq heures du matin, elle n’éprouvait aucune douleur ou sensation. Elle regarda son poignet et ne vit aucune cicatrice. Elle ne comprenait pas comment c’était possible. Comme anesthésiée, elle ne chercha pas à comprendre. Elle observait sa chambre, avec cette sensation bizarre qu’elle n’était plus pareille sans pour autant trouver ce qui était différent. Elle se leva, se dirigea lentement vers le salon,
observant chaque recoin de la maison. De la chambre au salon rien ne semblait avoir changé. Elle passa devant la chambre de ses parents et vit que son père dormait profondément en travers du lit; elle comprit que sa mère dormait sur le canapé du salon, encore ivre de la veille, une fois de plus. Rien d’anormal non plus dans la cuisine et le jardin. Elle avait pourtant la conviction que rien n’était plus pareil. Elle remonta dans sa chambre et comprit enfin ce qui avait changé.
Elle se faisait face à elle-même, elle contemplait une adolescente au teint très pâle, plutôt raide. Elle admirait ses yeux fermés et ses lèvres bleues. Le sang qui se mêlait à ses cheveux la fascinait et l’effrayait. Charlotte comprit qu’il était trop tard pour elle, trop tard pour une autre vie, trop tard pour une vie meilleure. Maintenant, Charlotte n’avait aucune vie.

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