« Les hommes qui me parlent », Ananda Devi, Gallimard 2011
Dans cet ouvrage, Ananda Devi quitte l’univers romanesque pour un récit plus autobiographique, écrit alors qu’elle connait une période difficile et qu’elle aspire à se retrouver enfin. La dépression du fils cadet envahit pleinement l’espace domestique et opère comme le catalyseur de toutes les crises jusque là avortées, enfouies comme des non-dits sous la chape des convenances, du « domestiquement » correct. On crie, on hurle, on pleure, on se déchire et on brise les objets.
« Enfermement. Trois hommes rivaux dans une maison. Mon mari et mes deux fils, comme si leurs regards convergents faisaient de moi un gibier acculé devant un mur de roche. Je me sens traquée, alors qu’il n’en est rien. Il ne tient qu’à moi de ne pas l’être. »
La crise de l’un pousse les autres dans leurs retranchements, tous flirtent avec la folie. Il ne sera plus possible de retrouver celui ou celle que l’on croyait être soi. Il va falloir mourir à cette vie-là, c’est la seule issue possible pour vivre enfin et non plus survivre. « Les hommes qui me parlent » narre ainsi comme une catabase d’un genre particulier. L’épigraphe empruntée à « L’homme révolté » de Camus, place d’ailleurs le texte sous le sceau de l’introspection et de la réflexion mises au service d’une renaissance.
« Il ne suffit pas de vivre, il faut une destinée, et sans attendre la mort. »
Si les déchirements entre les êtres sont terribles et relèvent du séisme, il n’est de pire déchirure que la sienne, celle qui vous écartèle et vous démantèle au point que vous ne savez plus votre nom, ni ce qu’il représente. Il est impérieux pour Ananda de réagencer son existence, de se connaître, de savoir ce qu’elle veut, ce qu’elle aime, de se réconcilier avec elle même.
Ananda nous livre alors, aussi, une parole de femme qui dépasse sa propre existence, une parole dans laquelle beaucoup d’entre nous pourront se reconnaître au moins partiellement.
Il est en effet parfois pesant d’être une femme, simplement parce que ce mot s’entoure des connotations, des représentations et des fantasmes les plus divers, les plus persistants aussi ; toute une imagerie, toute une série de poncifs et d’attentes qui opèrent comme autant de barreaux à ce qui peut sembler une prison dorée. Ananda Devi, sans cesse confrontée à la parole des hommes qui l’entourent, se demande donc s’il faut devenir un monstre pour s’en émanciper, pour ne plus être simplement une femme, une mère, une amante, une proie inaccessible, mais aussi un être faible, afin d’ETRE, en tant que SOI.
« Je suis offerte à la parole des hommes. Parce que je suis femme. »
« La banalité du quotidien m’indiffère. Les jours trop ordonnés m’incarcèrent. »
Elle s’insurge contre la tyrannie des mâles qui lui tendent constamment le seul miroir déformant dans lequel ils l’autorisent à se mirer.
« Je ne fais que reprendre le miroir qu’ils m’ont présenté, qui m’a inventé ».
« J’ai été à l’encontre d’une nature passionnelle, jusqu’à ce que l’envie du désir me passe. »
Elle évoque ainsi tour à tour les paroles de son fils, de son mari, de son ami et mentor écrivain, de son père parfois. Des paroles souvent assassines, acides, douces aussi parfois. Le discours même amoureux peut rimer avec dévaluation.
Le premier de ces/ses hommes lui reproche sa tristesse et ses larmes, alors qu’il est lui-même en proie à un terrible malaise existentiel. Il s’offusque de ce qu’elle choisisse systématiquement « la certitude du malheur » face à la possibilité du bonheur. Il est finalement jaloux de son travail d’écrivain.
« L’écriture est l’habit que tu portes pour justifier ton existence » un moyen « de tisser un cocon de fictions entre toi et le monde. »
L’amertume de son fils, sa colère, la projettent au cœur d’elle même et l’ébranlent. Souvenirs et réflexions sur l’écriture se tissent pour se fondre dans ce texte fort qui prend souvent des allures de mise à nu. Ce récit d’une crise la confronte à elle-même, la contraint à se faire face, sans œillère, sans concession. Réfugiée dans une chambre d’hôtel, avant de décider de quitter son domicile plus longuement, elle écrit. C’est à la fois un rempart contre la tentation du suicide, mais aussi une terrible mise en danger. Elle comprend qu’elle est restée trop longtemps « Claquemurée. Un beau mot. Une claque et un mur. Face à face solennel. »
Je lis ce texte comme un magnifique éloge de l’écriture. Le roman est son plus bel amant. Ecrivain depuis l’enfance, elle se remémore ses premiers écrits sur le petit bureau du grenier à Forest-Side, sis face à la fenêtre. Elle fait encore corps avec la fille de cette époque :
« Je suis la fille de quinze ans qui dort en moi depuis tant d’années et que je dois tuer. »
Son entrée en littérature a véritablement commencé l’année de ses quinze ans et de son premier amour qui rimait avec tabous et transgressions et qui eut ensuite des relents de trahison, de mensonges et de chagrin. Là a commencé un dédoublement qui peut sembler salutaire. Elle souffre et pleure tandis que son double, presque impassible, écrit.
« J’ai pensé que les expériences les plus douloureuses seraient pour elle une nourriture de sang et que je pourrais ainsi les supporter. »
Mais ce processus qui lui permit d’accéder à l’écriture ne lui permit qu’une survie. Elle s’aperçoit qu’elle n’en peut plus « d’être dédoublée, démantelée, remise en question, mise à la question, adulée, méprisée, adorée, détestée, anéantie d’amour et de reproches ». Elle aspire à ETRE et refuse de rester victime d’elle-même. Elle refuse de demeurer l’ombre d’elle-même.
« Mon ombre brillait plus fort que moi. »
Elle aspire à ne plus faire qu’un avec cette autre, « une femme de métal. Une femme d’or fondu ».
« Toutes les femmes de mes livres me l’ont dit : affranchis-toi. C’était le message que je m’adressais. Et je ne m’écoutais pas. »
Elle se souvient que sa véritable découverte de l’écriture et du pouvoir des mots coïncide aussi avec son ouverture à son île, Maurice. « mes jours étaient remplis d’écriture et mes nuits d’insomnies ». Elle ne fait pas un pas dans Port-Louis, sa ville de prédilection, qui s’accrochera à ses souliers partout où elle ira et qui sera le personnage de ses nouvelles et de ses romans. C’est là qu’Ananda s’invente toute une mythologie. Elle sait bien que Maurice n’est pas un conte mais elle y a ses racines et elle en aime les couleurs, la diversité et les contradictions. Elle en nourrit son inspiration et son écriture, ô combien sensorielle. Régulièrement elle alimente ce récit « testamentaire » de bribes de ses romans, d’allusions explicatives à la naissance de ses personnages…
Son écriture est un cocon, chrysalide, elle aspire désormais à muer.
« Mes livres m’ont permis d’ouvrir les portes de la prison et de faire ce que je veux. Mais je ne peux pas vivre uniquement dans mes livres. »
« J’ai mis longtemps avant de me dire écrivain. C’est un mot qu’il faut mériter. Il faut – oui – saigner intérieurement pour pouvoir enfin l’assumer. »
« A travers son langage, son rythme, je me décode. A travers le langage, sa tranquillité, je me construis. »
Elle se rappelle aussi ses années d’études dans la Londres de Margareth Thatcher et de sa rencontre avec un photographe plus âgé, qui écrit aussi à sa manière, avec la lumière, et qui partage son existence depuis 30 ans.
« Nous avons vécu en aveugles l’un auprès de l’autre. Trente ans pour comprendre que ni lui ni moi ne changera…. ».
La jalousie de cet époux l’a conduite à se construire des barrières. Son mariage est un cheminement difficile tant il semble voir en elle un ennemi à conquérir puis à vaincre. Ils ne sont pas dans le même monde, ni dans la même dynamique. « Ma vie est faite de livres. La sienne de combats ». Le constat est simple : sa vulnérabilité vient de ce qu’il a sans cesse voulu jouer les hommes forts. Il a comme aseptisé les sentiments des autres à son égard. Elle doit parvenir à cultiver la froideur face à lui et oublier toute l’hystérie dont l’amour peut s’accompagner. La froideur est la seule réponse possible à ce cœur gelé qui ne comprend pas ce qui lui est essentiel.
Le troisième homme, lui, s’adresse à elle par l’intermédiaire de mails signés l’Ange Noir. IL s’impose comme son alter ego et l’exhorte à vivre, à renaître avec des mots parfois très durs, mais tellement beaux. Ces mots lui font du bien simplement parce que contrairement à ses autres hommes qui parlent à la femme, lui parle à l’Autre.
Ananda leur parle. Ananda se parle. Elle dit sa complicité, ses responsabilités, sa soumission volontaire. Elle évoque aussi les auteurs et les artistes qui l’accompagnent dans cette naissance difficile qui flirte avec la mort. Certains passages sont obscurs, à l’image sans doute des temps houleux qu’elle traverse.
J’ai entamé, grâce à toi, Le Sari vert et je ferai un billet dessus quand je l’aurai terminé.
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Je pense que c’est un texte qui doit vraiment te parler…
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Je continue à suivre tes lectures de cette auteure avec attention 🙂
Bisous!
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Je l’ai terminé. Sentiment mitigé. Peut-être trop dense ?
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j c’est cette densité que j’aime , entre autre. Mais ma mère a eu, je crois le même sentiment que toi, de forte pesanteur difficile à supporter, même si elle a aimé le roman.
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