Littérature étrangère

« Indian tango » d’Ananda Devi, Gallimard, 2007


« Indian Tango », d’Ananda Devi, Gallimard, 2007 indianT

Les possibles d’Ananda Devi sont infinis, son écriture toujours infiniment poétique, puissante, envoutante et déroutante.

Ce roman à la construction particulière se déroule en Inde, au cœur de Delhi. Je rêve depuis longtemps de visiter ces lieux, et je dois dire qu’Ananda Devi vient de bousculer un peu les choses et de m’y précipiter aux vacances prochaines.
Un étranger, y fait un long séjour. Une femme y vit depuis toujours. Tout les oppose, rien ne les dispose à se rencontrer, si ce n’est un amour commun pour le sitar. Et c’est dans cette Delhi et « son air pollué malgré les décrets gouvernementaux », entre modernité et poids des traditions, que leurs destins vont pourtant se croiser.
Un jour d’avril 2004, Subhadra Misra regagne le domicile familial ; enveloppée dans son sari, elle cherche à se fondre dans cette ville qui grouille de vie. Perdue dans ses songes, comme suspendue dans un hors-temps, elle se fraie un chemin pressé. « Les autobus et les camions éructent une fumée qui s’arrime à tout ce qu’elle touche avec une moiteur animale. Les mobylettes et les motocyclettes encombrent la rue et le trottoir et s’engouffrent, suicidaires, dans le moindre espace libre. ». Subah, elle, est encombrée du poids de la faute qu’elle voudrait oublier.
L’actualité est pourtant présente avec les élections à venir et l’improbable candidature de « l’Italienne », Sonia Gandhi, « qui pourrait bientôt guider leur destinée à tous ».
Dans un instant elle va retrouver sa famille, sa belle-mère, son époux…sa petite vie étriquée. Il lui faut se recomposer, donner le change, « replacer ses pieds dans ses propres traces, dans cette ombre d’elle-même qui est sortie d’ici un peu plus tôt et qui n’est pas revenue, car ce qui est revenu est tout à fait autre chose… » . « Il y a des métamorphoses irréversibles. Des voyages hors de soi dont on ne revient pas. ». Se doucher à s’arracher la peau n’y changera rien ! Elle espère pourtant que l’eau pourra rayer le souvenir …
Mataji est là, qui guette son retour. Cette belle-mère, ô combien cruelle avec elle au début de son mariage avec Jugdish, semble pressentir la faute. « Une énergie haineuse se dégage de ce corps ratatiné » mais Subha décide de l’ignorer. Elle ne regardera plus non plus Jugdish, de la même façon, lui dont le corps ne l’a jamais inspirée.
L’étranger, lui, est un écrivain en mal d’inspiration. En mal d’une existence véritable aussi, pleine. Son voyage en Inde était comme un adieu à la vie avant sa fin programmée. Il séjourne dans un quartier dangereux surtout quand tous remarquent son petit manège. Mais il est soudain guidé par des désirs irrépressibles. « Pour une fois, me mettre en scène, devenir le sujet de mon histoire ». En quête de lui-même il parcourt Delhi de fond en comble et la découvre, « suspendue à son arbre d’oubli, elle attendait, les yeux glauques, de cesser de pourrir. ». Il l’aperçoit au hasard de la contemplation d’un sitar dans la vieille boutique de Velluram, l’homme qui sourit sans cesse de son dentier d’occasion bricolé par son ami mécano. Il est sensible à sa non existence à elle aussi. « Transparente, à peine esquissée, comme n’existant qu’à moitié », elle le touche au plus profond de lui même. C’est pour lui comme une évidence, elle est comme « une mer de silence attendant la lumière réfléchie qui la ferait briller », et il est le flambeau qui illuminera celle qu’il nomme Bimala. Attendant, espérant le moment de la connaître, il tisse des jours durant sa vie de ses désirs.
Les saris de Subha sont une invitation à un voyage sensuel mais son corps se confond aussi avec l’instrument qu’ils convoitent tous deux. L’écriture d’Ananda confine alors au sublime dans cette féminisation et cette érotisation du sitar.
« Ce que je veux c’est entrer dans sa démence, celle qui est si étroitement enroulée autour de son corps avec les cinq mètres d’ordre et de sagesse du sari que, pour la libérer, il me faudra lui arracher la peau. »
Songes devant l’instrument : « La découverte d’un corps harmonieux qui, lentement, se dénude. Il se délivre de ses parures, de ses vêtements, de sa peau. Seulement là, il est prêt à être saisi et ravi. Sans l’étai du tabla, le rava, livide, liquide, ondoie comme les courbes du corps et s’effrite pour livrer au regard de longs pans de silence.
Prendre le temps du désir. Chercher les creux et les anfractuosités. Déranger les lisses sonorités d’une peau à peine touchée. Troubler l’eau trouble, et la troubler encore, jusqu’à ce qu’elle ne reflète plus rien d’autre que la violence. »

Subha s’efforce cependant de continuer à vivre comme on l’attend d’elle. Elle est « comme une automate prête à toutes les urgences. » Elle se surveille et lutte contre son envie subite et folle de hurler la vérité. Elle est Subha pour elle et pour lui, Subhadra pour Jugdish et les siens. Mataji et son fils l’entourent de leur condescendance, toujours unis, « inséparable engeance ». Voilà 30 ans que cela dure. Est-ce assez ? Parviendra-t-elle à échapper au pèlerinage à Kashi réservé aux femmes ménopausées ou en passe de l’être ? Restera-t-elle prisonnière de la culpabilité ou s’autorisera-t-elle une vraie renaissance, à l’image de celle que l’élection de Sonia Gandhi semble promettre au pays ? Comment assumera-t-elle l’heure des choix ?

« Femme aux persiennes. Femme au sitar. Femme en fuite. Femme impossible. »

Ananda Dévi croise alors les points de vue, celui que l’homme consigne dans ses carnets et celui qu’elle porte sur son héroïne. A l’image de son personnage masculin, elle croise ainsi leurs existences, mêlant analepse et récit au présent. Ils marchent sur le même trottoir ; ils s’abandonnent devant la même vitrine ; il la suit et l’épie, elle ne le voit pas. Une quinquagénaire hindoue, mariée et soucieuse des règles et des traditions, ne songe même pas à remarquer un homme dans une ville bondée.
On se perd parfois dans la chronologie, sans doute parce qu’elle n’est pas essentielle. Le récit s’impose comme une magistrale déambulation poétique au pays de leurs désirs. La narration est jubilatoire, mêlant à cet hymne à la vie les références au cinéma de Satyajit Ray, « le cinéaste essentiel » et une formidable mise en abyme du travail de l’écrivain.

S’ « il veut réveiller en elle une envie de folie », « une dangereuse envie d’éviscérer les habitudes, les certitudes, la sagesse d’une existence trop contrôlée », s’il aspire à éveiller en elle une sensualité méconnue, il est aussi en quête d’une langue et d’une écriture renouvelée, revivifiée. Subha, comme si elle échappait à son auteure, « est (pour lui) à la fois une femme et un personnage, une image et une réalité ».
« J’ai eu envie, pour une fois, de franchir la barrière ; de vivre la vie de mes personnages en allant jusqu’au bout de moi-même. »
« Je lis l’envie qui coule à l’intérieur des corps et qui est l’écriture intuitive et étrange de leur vie. Celle qui raconterait leur véritable histoire, et non celle que la société réinscrit au burin sur leur peau. »

Ce récit est aussi un hommage à une certaine Inde, au sari
« Le sari est un fil que l’on pourrait suivre, un fil d’Ariane qui s’enroule, se plisse, s’assujettit et se déroule, et qui mène droit au labyrinthe du cœur. »

Indian tango s’impose comme un pas de deux fabuleux L’histoire de ces deux là est sublime et ce portrait de femme très émouvant. Ananda Devi nous embarque dans les plis et les replis d’une écriture incroyablement poétique et sensuelle, une écriture qui vous enveloppe comme un sari soyeux dont on ne veut plus se dévêtir.

2 réflexions au sujet de “« Indian tango » d’Ananda Devi, Gallimard, 2007”

  1. Punaise, j’aime ce que dégage tes citations… J’ai de plus en plus envie de découvrir cet auteur et ce roman en particulier …. Je pense qu’en effet, on ne peut qu’être sous le charme …

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