« Matteo, Première époque (1914-1915) de Jean-Pierre Gibrat
Editions Futuropolis, 2008
C’est toujours dans le cadre du challenge de Stéphie (du blog Mille et une frasques) consacré à l’année 14 que j’ai découvert, avec ravissement, J-P Gibrat.
Matteo Cortès est un jeune immigré espagnol installé dans la jolie petite ville de Collioure. Son père, un pêcheur anarchiste qui « braconnait des idées », est mort en mer. Sa mère, cultive la mémoire du père et tente de veiller sur l’existence de son fils avec des méthodes quelquefois radicales et presque paradoxales. La vie du jeune homme se partage entre son travail sur la propriété De Brignac, ses amours avec la belle Juliette et son amitié pour Paulin, également employé des De Brignac, les plus gros propriétaires terriens de la région. Le fils des patrons, Guillaume, rentre tout juste d’Angleterre, fraichement doté d’un diplôme d’ingénieur en mécanique et ce retour n’est pas vraiment pour plaire à Matteo, qui se sent dangereusement en concurrence avec lui aux yeux de Juliette.
Le récit s’ouvre sur une planche de 3 vignettes évoquant l’assassinat de Jaurès et la mobilisation générale. C’est la liesse, l’élan patriotique, la foire du départ. Paulin, qui vient tout juste d’obtenir une bourse d’étude pour les Beaux-Arts prend sa place dans le train à l’instar de Guillaume de Brignac.
« La guerre était servie et ça se bouscule pour en bouffer, des fois qu’il en manquerait un peu pour régaler tout le monde. »
Cette guerre, le reste des habitants la vit par procuration à travers les lettres de Paulin et Guillaume. Celles du jeune bourgeois sont émaillées de clichés et dignes de la plus efficace des propagandes. Celles de Paulin s’efforcent de ne pas masquer l’horreur et de raconter la boucherie. C’est comme si ces deux là ne faisaient pas la même guerre !!! Certaines affectations sont plus confortables et reluisantes que d’autres !
Commence alors un terrible dilemme pour Matteo qui n’est pas mobilisé en raison de ses origines étrangères. Il sent bien un certain éloignement chez Juliette et son admiration grandissante pour Guillaume. Il a l’impression d’avoir endossé le costume du planqué et il lui paraît évident que « la reconquête de la belle passe par celle de l’Alsace et de la Lorraine ». Ni les mises en garde mortifiées de sa mère et les manifestations de son caractère de cochon, ni les discussions avec le vieil antimilitariste Gervaisio n’auront raison de sa détermination. Il doit s’engager ! Le vieil espagnol se fait une raison : « T’as raison engage-toi ! Les grosses conneries faut les faire jeune pour pouvoir les regretter toute sa vie ». Pour Paulin, c’est sûr, il est vraiment « trop con ! ».
Il rejoint donc sur le front « une colonne trébuchante de pantins aux fils détendus ». C’est le temps de la désillusion et de l’horreur. Des rencontres avec des chefs et des petits chefs cruels et stupides comme le commandant « Viande dure ». Des amitiés nécessaires pour supporter les tranchées, les cadavres, la peur, la neige, les obus, l’ypérite, les blessures et les chefs et petits chefs cruels et stupides. Eugène et son humour décapant, son ton volontiers insolent, est un bon candidat à l’amitié :
« un mec qui rattrape le train des couillons en courant, ça l’intriguait… »
Gibrat mêle ainsi plusieurs fils, celui de la guerre dont nous connaissons l’issue, et celui des amours et des amitiés de Matteo. La reconquête de l’Alsace Lorraine sera effective mais qu’en sera-t-il de celle de Juliette ? Selon Eugène, « Matteo et Juliette » c’est une « affaire mal partie »…n’est pas Roméo qui veut !
J’ai apprécié cette BD à tout point de vue et je lirai sans conteste les deux autres tomes qui traversent actuellement l’Océan Indien pour trouver leur place dans ma bibliothèque. Le scénario tient bien la route et nous offre une véritable écriture. Gibrat file la métaphore et manie les différents ressorts du langage avec dextérité. Son humour parfois très caustique assorti à un sacré sens de la formule est un pur ravissement. Le texte, très « écrit », intègre des lettres de poilus, des reproductions de coupures de journaux et des croquis de Paulin et se distingue par une certaine liberté de ton. La BD aborde aussi la question des différences sociales. Gibrat joue ainsi adroitement de la mise en abyme. Il signe également le dessin et les couleurs, et nous offre un très beau graphisme. Certaines vignettes rappellent les marines. Gibrat a l’art de peindre les visages mais il nous régale aussi par certains effets de clair-obscur mêlé de rouge.
Quelques extraits :
« Le problème avec le verbe aimer c’est la conjugaison. »
« Il n’était pas assez vivant pour souffrir la misère des autres »
« L’amour au quotidien, c’est la Beauce ! »
« L’avantage avec le silence c’est qu’il ne dit pas de connerie. »