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« Terre fatale » de Jacques Ferrandez


Terre fatale« Terre fatale » de Jacques Ferrandez

« Terre fatale » trouve sa place dans la série intitulée « Carnets d’Orient » publiée chez Casterman. Signée par Jacques Ferrandez, elle est éditée depuis 1987 et se propose de retracer les deux derniers siècles de l’histoire de l’Algérie, depuis sa conquête par la France en 1830 jusqu’à son indépendance en 1962. L’Algérie est une affaire de cœur pour l’auteur né lui-même sur cette terre.
« Terre fatale » achève le cycle et retrace donc la lutte finale du peuple algérien pour disposer de lui-même. L’opus s’ouvre sur une belle épigraphe, une citation d’Albert Camus à méditer : « Comprendre le monde pour un homme c’est le réduire à l’humain ». Il semble que la formule conditionne en grande partie le travail de Jacques Ferrandez qui aborde ces questions historico-politiques sous l’angle des hommes, des individus, avec une grande humanité.
Vient ensuite une sorte de belle et longue préface de Maissa Bey (Samia Benameur), femme de lettres algérienne (auteure entre autres de « Au commencement était la mer », « Nouvelles d’Algérie », « Cette fille-là », « Sous le jasmin la nuit »…). Maissa Bey souligne combien les personnages sont « des êtres pris dans les rets d’une histoire dont ils ne sont souvent que les victimes, avec leurs peurs, leurs incertitudes, leurs lâchetés ou leurs actes de bravoure ». Cela suffit en effet à générer bien des conflits et du sang. Comme elle le note aussi, Jacques Ferrandez choisit donc de donner la parole aux anonymes, à leurs craintes, leurs espoirs, leurs convictions, leur part d’ombre et de lumière.
Le récit s’ouvre à Cap Matifou, une plage près d’Alger, en mars 1960. Octave, un militaire français né en terre algérienne, se rend à un rendez-vous plutôt clandestin avec le colonel. Avec Bouzid et Saïd, Octave s’impose comme l’un des personnages phares de la narration. C’est au prisme de leurs subjectivités que l’auteur évoque les différents épisodes qui jalonnèrent cette lutte. Il peut ainsi confronter les différentes approches tout en conservant une neutralité bienvenue.
Octave, qui se sent en désaccord croissant avec sa hiérarchie, songe à démissionner. Le dessin, qui suggère qu’un vent du diable souffle sur ce bord de mer, opère comme une métonymie de ses états d’âme. C’est un peu la tempête sous ce crâne ! Surtout lorsqu’il apprend que Samia, sa bienaimée, enceinte, a disparu quelque part dans le djebel.
A ses côtés, on croise aussi Said, le maître d’école, qui conserve une confiance aveugle en la France. Bouzid, penche davantage pour une Algérie libre.
Je salue la qualité du dessin, notamment les détails des visages, les regards très expressifs. Les décors maghrébins, qu’il s’agisse des intérieurs ou des grands espaces, sont également très séduisants et authentiques. Les couleurs et la finesse des formes restituent bien les accents particuliers de ce pays. Ferrandez manie en outre assez bien le traitement du temps. Il recourt classiquement au noir et blanc ou aux couleurs sombres pour les analepses et il n’hésite pas à opérer quelques ellipses nécessaires à la tension dramatique.
Ce qui fait débat, notamment avec Bouzid, c’est la position du général de Gaulle, alias « la Grande Zohra »., devenu pour certains l’homme à abattre. Ses opposants organisent une grève générale contre la politique d’abandon en décembre 1960. D’autres, à l’instar de Salan, imaginent des moyens plus radicaux. Mais le général bénéficie également du soutien des partisans d’une Algérie algérienne, prompts à sortir les drapeaux. Ca chauffe à Belcourt, ça chauffe au bled aussi ; on descend des bidonvilles et des hauteurs. On s’affronte ; la casbah est ensanglantée. Jacques Ferrandez a d’ailleurs l’art de retranscrire les scènes de rue et les mouvements de foule. Il mêle également à son dessin des reproductions de coupures de journaux, des unes, des extraits de discours, notamment un passage d’une émission télévisée au cours de laquelle Jacky Tobalem, l’un des principaux animateurs du mouvement libéral, expliquait qu’il était difficile de briser le mur de la haine entre les communautés. Mais on se déchire aussi au sein de ces communautés et il ne fait pas bon tenir ce genre de discours pacificateurs. L’OAS fomente de nombreux attentats, les fellagas ne sont pas en reste. Depuis 1958, Ferhat Abbas, à la tête du gouvernement provisoire delà République algérienne, patiente au Caire tandis que le FLN organise le territoire en 6 wilayas et préparent la lutte. Assassinats, plasticages, actes terroristes se multiplient tandis qu’une frontière imaginaire sépare la ville européenne de la casbah au grand dam de nombreux habitants prêts à vivre ensemble,en paix.
Octave doit prendre des décisions, choisir sinon un camp, du moins une attitude lui permettant d’être en accord avec lui-même. Tout comme le notera Samia, Alger semble soumise au fatum et au mektoub conjugués… et les « algériens » quels qu’ils soient doivent traverser cette tragédie.
Comme chacun le sait, de Gaulle l’emporte, le FLN aussi, et la France reconnaît l’indépendance le 4 juillet 1962. C’est le temps de la liesse des uns et de l’exode des autres.
Je terminerai ce billet avec l’une de ces petites phrases percutantes (elles sont nombreuses) : « L’histoire est toujours écrite par le vainqueur. »
Symboliquement, Saïd, qui s’apprête sans doute à mourir, remet son carnet à Octave avant de rejoindre le maquis….

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