« Les jours vivants » d’Ananda Devi, Editions Gallimard, 2013
Chroniquer ce dernier roman d’Ananda Devi relève plus ou moins de l’impossible tant l’auteure parvient à faire sauter les verrous de l’impossible, de l’inimaginable, de l’indicible. C’est dur et beau, magnifiquement écrit, totalement déboussolant…beaucoup sans doute le refermeront avant de parvenir à son terme, tant on finit par vaciller dans ses propres certitudes.
L’histoire se déroule en Angleterre, d’abord à Brenton-on-Bent, puis à Portobello Road, à Londres, non loin de la City, haut lieu de la vie londonienne.
L’héroïne, Mary Rose Grimes, est une vieille femme démunie et solitaire de 75 ans, pathétique à souhait. Elle erre entre cette maison de Portobello léguée par son oncle, et les commerces avoisinants où elle fait ses courses avec tant de parcimonie qu’elle achète par erreur de la pâté pour chien. C’étaient les conserves les moins onéreuses du magasin et il est hors de question de les jeter ! Elle n’a connu qu’un homme dans sa vie, le temps d’un coït nocturne et rapide, debout contre un arbre…comme par patriotisme. On fêtait en effet ce soir là le départ des jeunes soldats pour la guerre.
« Et les parents faisaient semblant de ne rien voir parce que c’était aussi cela être patriote à cette époque, mettre la langue dans la bouche et la main sur le sexe d’un garçon pour lui dire de revenir, pour lui dire de se battre et de se protéger aussi… »
Mais voilà, Howard, dont elle ne connaît que le prénom, l’obscurité lui ayant dérobé son visage, n’est jamais revenu.
Ce roman est avant tout affaire de solitude. Une solitude majestueuse, immense et horrible. Mary est depuis l’enfance une WALLFLOWER.
« A quinze ans c’était une bonne fille si timide, le mot était peut-être né avec elle, une wallflower, la douce pâte et fragrante fleur qui se fondait dans la tapisserie pendant la fête tandis que les autres bouches s’en allaient, avides, réclamer leurs promesses. »
Howard l’avait-il choisie ? S’était-il tourné vers elle parce qu’il ne restait qu’elle ? Ou avait-il été séduit par les fleurs de sa robe en organdi ridicule ? Nul ne le saura, pas même Mary qui se raccrochera pourtant toute sa vie à cet amour, au point d’imaginer que le fantôme du soldat habite son grenier.
Jeune, Mary faisait tapisserie ; elle vit désormais comme une morte-vivante, transparente au regard de tous. Elle fait partie de ces exilés, de ces ombres imperceptibles que nous croisons tous sans nous retourner et dont nous regrettons quelquefois les drames. Confrontée à une telle solitude, Mary vacille, se demandant la nuit, par exemple, de quoi parlent les moisissures qui ornent le papier peint de sa maison en voie de délabrement. Auparavant, quand elle n’était pas encore atteinte de polyarthrite invalidante, elle comblait ce vide en fabriquant de petites figurines qu’elle vendait ensuite devant sa porte.
« Fétiches d’amour, fétiches de mort, c’était là ce qu’elle créait, Mary, sans le savoir, avec seulement Howard pour but… »
« Les statuettes de Mary ne se refermaient plus que sur l’absence. Mais elles lui permettaient de se sentir vivante, de poursuivre son étrange exploration du monde, de s’imaginer qu’elle faisait partie des choses et qu’elle n’était pas cette forme transparente que les miroirs et les glaces lui reflétaient fortuitement. »
« Avait-elle seulement un visage ou bien la ville se chargeait-elle de l’effacer en la frottant de ses doigts pourpres ? »
Son désespoir est si intime et si profondément ancré en elle qu’elle n’en a pas conscience et qu’elle ne peut que se méprendre sur les intentions du jeune Cub, Jérémiah Phillips, lorsqu’il la regarde depuis le trottoir d’en face. Avec sa gueule d’ange encadrée par ses dreadlocks, il lui semble qu’il s’intéresse à sa personne. Cela viendra plus ou moins par la suite, mais les sentiments de ce « gamin qui n’était pas de son monde » relèveront toujours de la plus grande ambigüité. Cub hésite entre l’ange et le démon, lui qui embrasserait volontiers une belle et longue carrière de gigolo pour sauver son clan et échapper à sa banlieue mortifère.
« Il comprit qu’il tenait cette existence entre ses mains. Il pouvait, s’il le souhaitait, plaquer un oreiller sur son visage et elle ne ferait rien pour se défendre. Ou alors il pouvait lui donner une brève consolation comme s’il était une divinité prodigue en donc et en miracles. Il vacilla entre ces deux pulsions qu’il ne comprenait qu’à moitié. »
Cette rencontre, sur fond de solitude extrême et douloureuse, est à la fois miraculeuse et macabre…funeste. Elle est pour Mary comme un lent mais effroyable basculement dans la folie, ce qui rend le roman assez difficile à lire. Mary, otage de la lutte entre EROS et THANATOS, confond en effet fantasmes et réalité ; les contours de la vraie vie s’effacent, les êtres se confondent avec leurs fantômes. Le récit embarque le lecteur dans une dimension onirique qui peut prendre des allures de cauchemar et confine au fantastique.
Ananda Devi, qui n’a jamais peur de confronter son écriture aux démons de la violence, à la monstruosité, nous offre ici un véritable récital, renouvelant certains mythes comme celui de la tour des morts et de ses vautours, de Sisyphe… elle interroge la question de la part de l’ange. Aucun tabou (vraiment aucun) ne lui résiste dans cette profonde enquête sur l’HUMANITE.
C’est un roman beau et dérangeant à souhait, à lire lorsque l’on est en forme.
Ca a l’air terrible en effet! je note pour plus tard, merci sabine!
J’aimeJ’aime
Oui, il faut avoir l’esprit ouvert et le coeur bien accroché!
J’aimeJ’aime