Littérature étrangère

« L’île des oubliés » de Victoria Hislop


« L’île des oubliés » de Victoria Hishop, 2005 (Editions Les Escales pour la traudction française, 2012)L-Ile-des-oublies-de-Victoria-Hislop-Les-Escales_reference

Ce roman a essentiellement pour cadre Spinalonga, une petite île au large de la Crète qui accueillait la principale colonie grecque de lépreux entre 1903 et 1957.
Alexis Fielding, jeune femme diplômée en archéologie officiant dans un musée, se sent parvenue à un carrefour de son existence. Elle constate tout d’abord que la vie réelle, contemporaine, l’attire désormais plus que les vestiges du passé. Elle se pose ensuite quelques questions sur son avenir sentimental avec Ed, jeune avocat promis certes à un avenir brillant, mais assez autoritaire et coincé.
« Il avait été élevé dans la croyance que le monde était son écrin. »
Je serais tentée de dire que le simple fait de se poser la question constitue déjà une réponse, mais bon… Alexis éprouve donc le besoin de s’isoler pour réfléchir, ce qui ne relève pas de l’évidence lorsque vous êtes partis en vacances avec cet autre qui vous pèse. Quel stratagème mettre en place? Comment le larguer quelques heures au bord de la piscine de l’hôtel parce que vous lui confisquer la voiture de location? Comment lui faire avaler ensuite que ces quelques heures que vous lui volez vont devenir des jours…?

« Ils formaient un couple bien assorti, au sens où les opposés s’attirent. »

Avant son départ, Alexis aspire à confier ses doutes à Sophia, sa mère. Elle aimerait que cette dernière partage avec elle son expérience, mais voilà, Sophia est plus que secrète sur son passé. Depuis toujours les questions sur son enfance, sur la photo de mariés qui trône sur sa table de chevet, ont été éludées. Elle ne s’est même pas étendue sur l’origine grecque de son prénom.
« Alexis voyait une forme d’ironie à ce que l’étude du passé fût à ce point encouragée dans sa famille et qu’on l’empêche d’examiner sa propre histoire à la loupe. […] Sophia Fielding avait non seulement enterré ses racines mais aussi piétiné la terre qui les recouvrait. »
Chercher à percer le passé maternel revient à tenter de se glisser sous le cordon de sécurité délimitant une scène de crime.
Pourtant, en ce mois de septembre 2001, à la veille du départ de sa fille pour sa Crète natale, Sophia comprend qu’il est temps d’ouvrir la boîte de Pandore et de lever le voile de ce passé qui va prendre des allures de saga familiale.
Ne pouvant articuler ces souvenirs douloureux elle-même, elle s’en remet à Fotini, une vieille restauratrice crétoise qui l’a bercée dans son enfance et avec laquelle elle avait rompu un lien primordial au fil des années. C’est par l’intermédiaire d’une lettre adressée à cette dernière que s’ouvre un imposant retour en arrière sur le mode du récit encadré. Ed se voit réduit à ce qu’il est : un avatar qui n’aura plus sa place.
Nous découvrons alors la léproserie. Spinalonga, « le village des morts vivants », s’offre comme un Etat, une cité grecque décrite dans son fonctionnement. Ces exclus, contraints de fuir leur existence, se récréent un quotidien, une société. On travaille, on aime, on se querelle, on repeint ses volets, on partage des cafés au Kafeion, on y suit les nouveautés cinématographiques. On sait encore rire, se dévouer pour les plus mal lotis…L’arrivée massive d’Athéniens, dont Papadimitriou, exerçant pour la plupart des professions libérales, achève de donner à ce lieu l’allure d’une démocratie.
« Leur expulsion à Spinalonga avait marqué le fin d’une ère pour eux, et le début d’une nouvelle pour l’îlot. »
« Pour la première fois, l’île développait une économie propre. Ses habitants procédaient à des échanges commerciaux : ils marchandaient, achetaient et vendaient, parfois avec bénéfice, parfois à perte. »

Alexis boit les paroles de Fotini qui lui permettent de rencontrer Eléni, son arrière grand-mère maternelle, institutrice de son état, et première femme de la famille exilée dans la léproserie. Elle s’attache aussi à Giorgis Petrakis, son arrière grand-père, pêcheur et passeur. Un peu comme Charon, il accompagne les lépreux dans sur cette île d’où l’on ne revient pas; il y conduit les médecins, Cristos Lapakis et Nikolaos Kyritsis, et assure les livraisons. Elle comprend ce qui oppose Anna, sa grand-mère, et Maria, les deux filles d’Eleni, privées très jeunes de leur mère. Ces deux sœurs sont aussi pour elle l’occasion de réfléchir à deux destinées diamétralement opposées, tant dans leur issue que dans leurs motivations. Anna incarne l’égocentrisme et la futilité ; Maria, comme son prénom le suggère, apparaît longtemps comme une héroïne sacrificielle, surtout lorsqu’elle doit rejoindre Spinalonga à son tour à la veille de ses épousailles.
Fotini évoque aussi Plaka, village crétois qui fait directement face à Spinalonga, d’où est originaire la famille d’Alexis. On y craint parfois les lépreux :
« Beaucoup croyaient encore au respect à la lettre des instructions cruelles de l’Ancien Testament envers les lépreux. Ce passage était lu à l’église depuis des siècles, et l’image de l’impur – homme, femme ou enfant – qui devait être mis au ban de la société, profondément ancré dans les esprits. »
On y connaît aussi la guerre et l’occupation:
« Durant la guerre Spinalonga fut le seul endroit de Crète à ne pas voir de soldats et à être préservé du mal le plus nocif de tous : l’Occupation. Si la lèpre avait séparé des parents et des amis, les Allemands réussirent encore mieux à briser tout ce qu’ils touchaient. »
Fotini rapporte aussi comment les destins des familles Petrakis et Vandoulakis se sont tissés dans l’amour, le désamour, le respect, le rejet et le meurtre.
Plaisir et intérêt ont accompagné ma lecture de ce long roman qui n’a rien d’un fleuve tranquille. J’ai beaucoup appris sur la lèpre, un peu comme si j’avais brisé moi aussi un tabou inavoué. J’ai apprécié l’intrigue et les personnages, assez authentiques et touchants. J’ai aimé l’espoir et l’humanité qui animent nombre d’entre eux et qui évite au roman de sombrer dans un pathétisme exagéré. L’écriture est en outre fort agréable.

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