« Sensitive » de Shenaz Patel, Editions de l’Olivier, 2003
« Sensitive » est un court roman qui conte l’histoire d’une enfance volée, d’une vie gâchée, et d’un basculement. C’est comme un lent cheminement vers l’horreur…une horreur qu’on s’efforce de ne pas voir venir, qu’on cherche à minimiser… une horreur que certains subissent, que d’autres semblent savourer… une horreur souvent tue, juste suggérée tant l’écriture de Shenaz, elle même sensitive, évite le pathos.
A travers ce récit, elle offre la parole à Anita, une fillette d’une dizaine d’années à peine, que les duretés de la vie ont conduit à une grande maturité. Anita connaît la misère et les injustices… mais cette pauvreté n’est rien à côté des misères psychologiques et physiques qui constituent son quotidien.
Alors, faute de pouvoir se confier, soucieuse de garder le secret et de préserver ce qu’il lui reste de mère, elle s’invente un dieu auquel elle raconte ses déboires, auquel elle livre ses considérations plus ou moins naïves sur la vie et le monde qui l’entoure. Avec les moments volés à Nadège, à Garson et à Ton Fael, ses voisins, ses rencontres scripturales avec le Bondié sont comme une respiration. Il n’est pourtant pas tendre avec elle ce bon dieu !
« Alors en attendant, je voulais juste te dire que je suis si contente de t’avoir créé.
Oui je sais, on dit que c’est l’inverse. Que c’est Dieu qui a créé les hommes. Mais bon…On dit beaucoup de choses. »
Nadège, sa voisine, mariée à un bon à rien plus prompt à picoler et à la violenter qu’à travailler, n’est guère mieux lotie. Ton Fael, « le vieux bonhomme qui habite à côté » a sa dose de douleur aussi, mais il la distraie en lui contant de belles histoires. Garson, son camarade orphelin, partage avec elle les quelques bonheurs d’enfance qui leur restent. Il lui raconte combien il adore les avions et voudrait, hélas, voyager loin…
Il convient aussi de mentionner le jacaranda qui lui offre un refuge sûr certaines fois :
« Dans mon jacaranda, je quitte la terre.
Et les jours de grand vent, on navigue lui et moi ».
Mam, qui travaille dure dans une usine textile, aime sa fille certes, mais elle ne parvient pas à désaimer son homme, que le récit ne désigne pas autrement que par le pronom « Lui ». Un pronom qui dit là toute la vacuité du personnage et tout le mépris qu’il peut inspirer…Lui, un vaurien, violent et violent.
« Je me demande si Lui, il sait quel effet ça fait. Un jour, c’est sûr, je lui montrerai. Avec un pétard canon que je demanderai à Mam de m’acheter pour Noel, un gros canon rouge… »
« c’est Lui que j’ai envie de suicider »
Mais Anita évoque aussi ses petits bonheurs, sa découverte de la mer, la seule dont elle aime les caresses…l’école et la Miss qui lui reproche de poser trop de questions, mais qui croit en son avenir… La Miss qui déplore de ne pas la voir tous les jours. Parfois Mam est « poche plate » et ne peut pas payer le bus ; mais le plus souvent, c’est pour éviter les ennuis, pour dissimuler au regard des autres les traces de coups.
Dans le quartier les hommes ne travaillent pas et les femmes trinquent, les fillettes n’aiment pas la nuit ni les latrines les jours de fête, les enfants vieillissent trop vite et l’on n’évite jamais les catastrophes. On voudrait qu’Anita ne se pense pas « trop grande pour croire aux tours de la marraine de Cendrillon…On voudrait que la mère arrête avec ses tisanes de sensitive destinées à calmer l’enfant brisée… on voudrait qu’elle ose et qu’elle s’oppose.
Et tant que ces schémas éculés perdureront il faudra des Renard, des Vallès, des Bazin et des Shenaz pour les écrire et les combattre !
« Mieux vaut le taire et l’écrire. Il paraît qu’on dit : les paroles s’envolent et les écrits restent. N’importe quoi. Les écrits, il faut aller les chercher, les déchiffrer, on peut les cacher et ils existent comme ça, sans que personne les sache. Tandis que les paroles, une fois qu’elles sont lâchées, impossible de les faire disparaître. Elles s’installent là au fond de toi, et ne bougent plus, grosses, lourdes, un poids énorme dans ta gorge et ton estomac et ton ventre, impossible à faire rouler dehors, elles s’installent en toi et elles t’écrasent de l’intérieur.
Les paroles, elles peuvent te claquer la gueule, là comme ça, n’importe où, devant n’importe qui, au grand jour comme en pleine marée noire, pas besoin de lumière pour les distinguer, elles t’éclatent à la figure et peuvent t’assommer, te pulvériser, t’exploser en morceaux qu’on n’arrive même pas à ramasser… »
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