Littérature étrangère

« Home » de Toni Morrison


« HOME » de Toni Morrison: un petit bijou de la littérature américaine!

Le roman se déroulant aux Etats Unis dans les années 50, le spectre de la ségrégation, de la guerre de Corée et de la crise plane au fil des pages, sans jamais devenir le véritable sujet de la narration. Frank Money, surnommé ironiquement Smart Money (on pourrait le trouver bien mal nommé) cumule pourtant les difficultés: black, vétéran problématique de retour du conflit asiatique et désargenté, il semble construit par cette Histoire américaine, sans que jamais la narration ne le confirme.

A l’ouverture du roman, il parait avoir gagné un billet pour 150 pages d’une errance digne d’un road movie.. mais là encore ce n’est qu’une impression. Nulle errance véritable chez Frank, mais quête! Quête de l’Autre et quête de soi qui se fondent, in fine, dans un phénomène de résilience que ne renierait pas Boris Cyrulnik. C’est en effet l’amour protecteur qu’il porte à sa soeur qui permet à Frank de comprendre le trauma qui l’a conduit aux portes de la folie.

Ce qui m’a conquise:

– la peinture des personnages. Certains critiques ont évoqué le naturalisme, ce n’est pas faux! Le regard acerbe du romancier sur ses personnages en moins. Toni Morrison les peint sans complaisance, certes, mais avec une grande subtilité, sans jamais verser dans la caricature ni dans la facilité. Frank, susceptible de générer la peur chez qui le croiserait dans une rue obscure, est terriblement touchant et criant de vraisemblance. La fragilité de ce grand frère protecteur finit par paraitre palpable. Lily, sa compagne d’un temps, ses espoirs et ses attentes ne laisse pas le lecteur indifférent. Son humilité parfois résignée, qui contredit son aspiration à une vie meilleure, et son respect de l’autre opèrent comme une leçon de vie. Lénore, la pseudo-grand-mère, condamnable pour sa méchanceté gratuite, n’est pas condamnée non plus, mais soumise à un regard croisé plus complexe, regard qui laisse supposer que rien jamais n’est ni tout blanc ni tout noir. Luther et Ida, les parents, incarnent quant à eux la simple survie, la lutte quotidienne de ces misérables du monde moderne. Ycidra, enfin, alias Cee, proprement née dans « le ruisseau » au hasard de l’exode, n’est pas sans rappeler les grandes figures de victimes expiatoires venues au monde pour sauver les hommes. Et si son protecteur de frère vient à son secours, c’est bien elle finalement qui s’impose comme son ange gardien.

– la thématique de l’amour sororal….

– les jeux de la narration. Ici ce n’est pas le narrateur qui se joue du personnage, mais l’inverse. Toni Morrison alterne en effet les points de vue au fil des chapitres. Le personnage de Frank s’incruste dans la narration et la commente sur le mode de l’italique, comme pour rappeler que son existence est autonome et que lui seul sait ou ne sait pas encore… »Vous ne pouvez pas trouver de mots pour la capturer. » « Décrivez-moi ça si vous savez comment. »

– la grande subtilité du récit. Rien n’est asséné, tout est suggéré et savamment distillé au fil des pages. A la manière d’un diamantaire, Morrison cisèle et taille personnages, données socio-historiques et psychologiques par petites touches, l’air de rien… pas de grandes diatribes sur la ségrégation par exemple, mais une approche tout en retenue… une sobriété percutante d’une grande efficacité! Ceci explique sans doute la dimension intemporelle du roman que certains critiques perçoivent comme un apologue, un de ces contes modernes qui vous clouent sur place. 

– la fulgurance du récit. On pourrait trouver le roman trop court, surtout après la lecture d’un roman fleuve comme « Une place à prendre » de Rowling… il me semble cependant, que la longueur du récit est ici à l’image de la fulgurance de cette quête, de cette révélation à soi-même

 

Quelques extraits: 

« Ils se sont dressés comme des hommes. On les a vus. Comme des hommes ils se sont mis debout. »

« J’ai dormi sur tellement de planchers que la première fois que j’ai vu un lit, j’ai cru que c’était un cercueil. »

« Naître dans la rue – ou le ruisseau, comme elle avait coutume de le dire – constituait le prélude à une vie de péché qui ne valait rien. »

« Quant aux parents, ils étaient tellement épuisés à l’heure où ils rentraient du travail que tout témoignage d’affection était comme un rasoir: coupant, mince et bref. Lénore était la méchante sorcière. Frank et Cee, tels des Hansel et Gretel oubliés, se tenaient fermement par la main et naviguaient à travers ce silence en tentant de s’imaginer un avenir. »

« Lotus, Géorgie, est le pire endroit du monde, pire que n’importe quel champ de bataille. Au moins, sur le champ de bataille, il y a un but, de l’excitation, de l’audace, et une chance de gagner en même temps que plusieurs chances de perdre […] Il n’y avait pas d’autre but que de respirer. » »

« Le temps était si mumineux, plus lumineux qu’à son souvenir. Ayant absorbé tout le bleu du ciel, le soleil se prélassait dans un paradis blanc, menaçait Lotus, torturait son paysage, mais échouait, échouait, sans cesse échouait à le réduire au silence… »

« Tu vois ce que je veux dire? Ne compte que sur toi-même. Tu es libre. Rien ni personne n’est obligé de te secourir à part toi. Sème dans ton propre jardin. Tu es jeune, tu es une femme, ce qui implique de sérieuses restrictions dans les deux cas, mais tu es aussi une personne. Ne laisse pas Lénore ni un petit ami insignifiant, et sûrement pas un médecin démonique, décider qui tu es. C’est ça, l’esclavage. Quelque part au fond de toi, il y a cette personne libre dont je parle. Trouve-la et laisse-la faire du bien dans le monde. »

 

 

 

 

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