Le sari vert, d’Ananda Devi, Gallimard, 2009
La narration est faite du point de vue, ô combien subjectif, du Dokter-Dieu, Bissam Sodnath, un médecin agonisant. Mais le cancer qui le ronge n’est rien à côté de la haine qui l’habite et le dévore. Ce monstre machiavélique semble n’avoir pour seul but que celui de nuire aux femmes qui l’entourent : Kaveri Bhavani alias « Kitty », sa fille, et Malika sa petite fille. Professeur de français à Case Noyale, Malika vient d’être licenciée parce qu’elle vit une relation homosexuelle avec Marie-Rose, orientation sexuelle que l’on ne peut que comprendre compte tenu de l’histoire familiale. Il manque un maillon à cette chaîne féminine, la grand-mère disparue trop tôt, l’innommée, l’absente dont le souvenir hante tous les esprits.
Depuis son lit, le moribond nous livre ses pensées, ses considérations sur le sexe féminin, le mariage, la maternité, le pouvoir, ses souvenirs odieux…. Mégalomane, il se livre encore à des agissements d’une violence, d’une cruauté sans borne. Lucide, il a bien conscience de sa nature véritable, mais il s’efforce d’en occulter l’horreur, il s’échine à la transfigurer et à se présenter en victime.
« Je ne suis pas l’apôtre du dire poli. Je ne souscris pas à l’hypocrisie de ces belles et vides formules dont notre époque est si friande. Je ne suis ni jeune, ni riche, ni faible, ni gentil, ni femme, ni blanc, ni noir, ni affamé, ni obèse, ni beau, ni contrefait, ni minorité brimée, ni majorité insensible, ni politicien hâbleur, ni prophète apocalyptique, ni mère Thérésa, ni Berlusconi – bref ni le meilleur, ni le pire.
Je suis un homme, et je suis en voie de disparition.
Je suis vieux et je suis en voie de décomposition. »
Alors, cette haine du vieillard parviendra-t-elle à réconcilier les deux femmes, à réunir la mère et la fille fâchées, à rassembler ces deux générations totalement brimées et brisées au plus profond de leur être, afin que la mort prématurée et tragique de la grand-mère, épouse à la vie volée, soit réparée ?
Le vieux, qui s’est toujours pris pour Dieu, mais un dieu vengeur et méchant, agonise chez Kitty, quelque part à Curepipe, dans les hauts de Maurice, au cœur de la plaine Wilhems, ville dans laquelle je vis aujourd’hui.
« La ville de Curepipe est bien la seule du pays à connaître un automne permanent. Il n’y a qu’elle pour vivre dans un endroit qui refuse aussi obstinément le soleil tropical. Il pleut tout le temps, il fait froid, l’humidité entre par tous les pores, vous moisit la chair, vous imprègne de vert de gris, vous fait pousser des champignons entre les orteils. Je ne serais pas venu ici si j’avais pu me réfugier ailleurs. »
Il n’a pas eu d’autre choix que d’accepter l’hospitalité et les derniers soins d’une fille qui n’est pas encore rancunière et qui « a toujours voulu croire en l’amour de son père. » Mais quel amour !!!!
Dokter-Dieu a en effet une façon bien à lui d’aimer qu’il tente de justifier avec toute la terrible mauvaise foi de ces gens violents. Il divise pour mieux régner, il cogne, il déverse sa hargne dans une logorrhée terrifiante…C’est en maître en machination, un manipulateur né.
A propos des deux femmes :
« Ce rire contient une complicité nouvelles. Mais elles ne doivent pas s’unir. Elles doivent rester ennemies. J’ai besoin de les choquer l’une contre l’autre, sinon ce ne sera pas amusant du tout. »
« En attendant, je dois exercer mes pouvoirs considérables sur ces deux piètre exemplaires d’une humanité qui se décompose debout. »
« Je puis être un marionnettiste et les faire danser au bout de mes ficelles, mais à un moment donné, lassé du spectacle, je n’ai plus qu’une envie : enrouler ces ficelles autour de leur cou déplumé et tirer très fort, jusqu’à ce qu’elles ne dansent plus que les soubresauts de la mort. »
A travers l’évocation de ses souvenirs horribles, nous comprenons que ces deux femmes sont les fruits d’une mésalliance, d’un mariage malheureux pourtant avidement souhaité par les deux promis. Mais la jeune épousée ignorait alors qu’elle venait de se battre contre les convenances sociales pour signer un pacte avec le diable, un contrat de totale soumission.
« Elle avait déjà 17 ans et elle n’avait pas compris que la vie de couple n’était pas une plaisanterie. J’ai dû le lui apprendre avec des coups de poing. »
Psychopathe, il est atteint d’une misogynie sans nom, une véritable haine du sexe féminin, au point qu’il assimile sa femme à l’innommable et qu’il lui arrive de considérer sa fille comme « un animal de compagnie ».
« J’ai vécu une vie exemplaire, mais toutes ces femmes en ont déformé le sens, altéré la droiture. J’avais tant de choses à leur apprendre. Elles n’ont pas compris que j’étais un héros. »
Au fil des pages, Dokter-Dieu autopsie sa haine. En proie à ce qui tient de la démence, il la justifie, l’amoindrit ou s’en fait au contraire un manteau de gloire. Il puise sa force de vie dans la peur qu’il génère. Il a toujours considéré sa vie comme un combat, une lutte effrénée contre les autres, et tout particulièrement les femmes.
Ananda Devi nous offre ainsi un roman d’une violence inouïe, dur et poignant, mais tellement beau ! C’est une lecture dont on ne peut pas ressortir indemne. Elle pose la question de la monstruosité, mais aussi celle de la féminité que le personnage réduit à un « assemblage de cellules inutiles ». Elle relève parfaitement ce défi qui consiste pour une femme à adopter une écriture masculine. Dans une écriture tout aussi percutante que les coups du vieillard elle livre sans concession une analyse intelligente, au sens étymologique du terme, de la violence et de la monstruosité qui ne sombre pas dans le pathos et qui fait de ce récit l’un de ces romans UNIVERSELS.
Ananda Devi, est un écrivain majeur qui mérite qu’on lui attribue un jour prochain le Nobel de littérature.
D’autres aperçus :
« A la naissance de Kitty, je l’ai dit, la mère a souffert comme seules savent souffrir les femmes, avec cet art consommé de la résignation. Pour ça, elle avait du métier. »
« C’est pour ça qu’elle s’était mariée : pour produire un fruit qu’elle passerait le reste de sa vie à admirer et qui servirait de prétexte à son existence même. »
« ma rancune durcissait comme un fibrome dans un ventre de femme, devenait physiquement douloureuse, une boule herniée, sensible quand j’y appuyais la main. »
« J’ai regardé son corps détruit, incendié bien avant l’heure du bûcher qui nous attend tous, et je lui ai dit sans regret : tu étais coupable. C’était elle qui m’avait enchainé à son karma et qui m’avait attiré dans cette spirale de violence et de douleur. Je n’étais que l’instrument du châtiment. Cette pensée m’a bien attristé. Je ne pouvais me sentir en paix avec l’idée d’être l’outil du destin. Mais j’avoue que je me suis senti dédouané. J’ai marché derrière son cadavre avec une impression de libération et de pardon. Sa punition était achevée… »
« Le vrai pouvoir appartient à celui qui sait que la conscience est traitre, qu’elle est la compagne du doute, qu’ensemble ils sont les prémices de cette faiblesse qui fait partie de la nature humaine et qui départage les hommes plus sûrement que tout autre critère. L’être social moderne aura beau tout tenter pour nier cette évidence, il n’y parviendra pas : celui qu’on appelle « monstre » ne fait que suivre la nature et lui rendre l’hommage qu’elle mérite. Il explore jusqu’au tréfonds de son corps et de son esprit les infinies possibilités du pouvoir et aidera un jour l’homme à mieux se connaître. Celui qu’on appelle monstre est un découvreur de l’âme humaine, celui qu’on appelle monstre est le seul à assumer le courage de son exploration et à le montrer au monde, celui qu’on appelle monstre a la force de sa solitude et de l’affranchissement de toute béquille morale, de tout prétexte à ses actes, de toute excuse qui l’exonèrerait aux yeux du monde, celui qu’on appelle monstre a donc les yeux du fauve lorsqu’il regarde l’autre même si en apparence il est tout à fait pareil aux autres, et dans ses yeux on peut reconnaître l’obscurité et le magma, le défi et la morsure, et surtout, surtout, le noir flux du pouvoir.
Celui que l’on dit monstre est l’expression la plus belle et la plus achevée de l’espèce. Celui que l’on dit monstre est terrifiant de beauté parce qu’il décèle avec une finesse inhumaine les failles des autres et les élargit et les aggrave, et devient ainsi cet idéal de sombre masculinité dont les mythologies investissent également les dieux et les démons. Les mythologies n’ont pas de moralité, elles célèbrent l’absolue hégémonie de la force, la divine abstraction d’une nature ciselée avec une précision d’orfèvre pour mieux survivre, pour mieux régner, pour mieux asservir et assujettir, et celui que l’on dit monstre s’élance et plane au-dessus du monde, admiré et haï, jalousé et adoré, et c’est dans cette solitude altière qu’il parvient à trouver d’autres élans et d’autres pouvoirs et à se rendre invulnérable à tous, y compris à ceux qu’il aime. »
Je l’ai terminé et j’ai laissé décanter 🙂
http://joecouvelaire.wordpress.com/
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Oui elle a une écriture bien à elle qui n’est pas forcément légère. Essaie Eve de ses décombres. Bises
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